Notre rencontre avec Euphemia Van Huystee s’est développée intuitivement à travers une série des réunions autour de l’élaboration d’une exposition sur le concept de la lenteur, qui aura lieu à Avignon au tiers-lieu L’Éveilleur du 5 au 27 octobre 2024. Déjà connue par des rencontres fortuites lors de divers ateliers de danse à Avignon, j’ai soudain découvert qu’elle était sculpteure. S’interrogeant sur le transfert de ses recherches somatiques vers les arts plastiques, cet entretien revient sur ses réflexions sur l’organisme comme champ d’investigation et ses expérimentations sculpturales en relation avec celui-ci, guidant notre regard vers une découverte de l’organique tant par l’observation visuelle que par l’introspection.
À travers ses propos, nous découvrons son univers mitochondrial et ses récits artistiques autour de cette source primaire de vie et d’énergie. En rendant visible l’invisible, elle invite ses spectateurs à une nouvelle expérience de l’œuvre artistique à la fois mentale, spirituelle et physique.
Iliana Fylla : Assise confortablement sur le canapé de ton salon, une tasse à thé parfumé aux mains, tu me proposes une expérience artistique unique. Tu choisis un objet sculptural mystérieux parmi la cinquantaine d’objets exposés sur l’étagère-vitrine du salon, tu me le places délicatement dans mes mains. En me demandant de fermer les yeux, je sens son poids, sa texture lisse et brillante, ses formes qui produisent des creux et des courbes, des rondeurs et des labyrinthes. Ta voix calme m’entraine dans une découverte multisensorielle, où mon regard éteint se dirige vers ma corporéalité intérieure du moment…
Que représente-t-il ce protocole-rituel d’introduction intime dans ton univers artistique ? Doit-il être considéré comme un élément clé permettant au public d’entrer en contact avec tes œuvres ?
Euphemia Van Huystee : Mes sculptures de la série des Mitochondries sont conçues pour nous aider à suspendre quelques instants notre frénésie habituelle. Une Mitochondrie est à manipuler avec douceur et délicatesse pour nous rappeler que nos cellules, notre ADN, méritent cette même bienveillante attention. Notre équilibre physiologique, n’est-il pas une condition fondamentale de notre bien-être ?
IF : Au cours de notre conversation, tu m’as confié que tu menais depuis plusieurs années des recherches sculpturales assidues sur ce microcosme mitochondrial.
Quel est ton intérêt sur cet organe, cette thématique ?
EVH : Dans les arts martiaux et les autres méthodes psycho-corporelles que j’explore depuis trente ans, on cherche à améliorer son énergie. Mais au fond, qu’est-ce cette chose dont on parle tant ? Une clé du mystère : la mitochondrie ! Ce minuscule organe, qui habite dans nos cellules, est le fournisseur de notre énergie vitale.
IF : Les formes mitochondriales, invisibles à l’œil nu, peuvent être visualisées au microscope ou par l’imagination, comme nous pouvons la développer à travers différentes pratiques somatiques du domaine de la danse et des arts martiaux.
Quelle est la place de chaque forme de représentation (visuelle ou imaginaire) dans la manière dont tu travailles tes formes ? Comment fais-tu dialoguer la biologie, les pratiques somatiques et l’art sculptural ?
EVH : Pour créer mes Mitochondries, je débranche le mental et je laisse la conversation s’installer entre la matière, mes outils et mon état corporel et mental. Chaque forme qui apparaît est une interprétation libre de cet organite. La biologie me donne une direction, une intention à ma créativité. Les connaissances scientifiques me fournissent des éléments pour mieux comprendre le corps que je suis. La pratique régulière d’arts du mouvement affine ma perceptivité et m’aide à ne pas me perdre dans les méandres du mental et de la sensiblerie.
IF : Une mitochondrie porte en elle de l’ADN, reliant le passé et la présence de l’existence humaine.
Que retrouvons-nous de ce passage mémοriel dans tes sculptures tant au niveau de la matière, des formes, de l’intention, que dans le rapport avec tes spectateurs ?
EVH : Notre ADN mitochondrial est issu d’une transmission uniquement maternelle, alors que l’ADN du noyau des cellules provient des deux parents. On pourrait voir la mitochondrie comme un « portail énergétique » qui relie le passé, le présent et le futur dans une lignée génétique pure. Hommes et femmes, nous abritons dans nos cellules l’expérience de toutes les mères dont nous sommes issues.
Chaque personne est une unité unique faite de cellules qui fonctionnent en synergie pour faire corps. Notre corps est l’entité fondamentale pour exister dans le corps social. Nous mettons en scène notre présence physique par le modelage de notre apparence externe, par notre façon de parler et de nous mouvoir. Mais qui sommes-nous au fond de nous-mêmes, au cœur de nos cellules, dans ces gènes qui nous relient intimement à l’histoire de l’humanité ?
IF : Travaillées sur et avec différents matériaux tes mitochondries sculpturales représentent une multitude d’états de présences au monde et en relation avec nos natures environnantes urbanisées ou rurales, civilisées ou archaïques.
Pourrais-tu nous en dire plus sur le rôle de la matière dans ta démarche ?
EVH : L’argile, la pierre et le bois sont utilisés depuis la nuit des temps. L’odeur, le contact, le son quand je travaille ces matières ; je crois que cela touche quelque chose de profond en moi, qui ravive ma mémoire cellulaire.
Chaque morceau de matière demande une gestuelle particulière, et chaque pièce sculptée a reçu les influences de mon état et de l’état du monde durant toute leur période de gestation.
Le Taoïsme considère que l’univers est régi par cycles des cinq éléments de base (eau, bois, feu, terre, métal) qui insufflent l’harmonie et la santé quand ils s’équilibrent. Cette philosophie me pousse à prendre soin de la circulation de ces cinq types d’énergie dans mon processus de création.
IF : L’élaboration sculpturale est souvent suivie d’une tentative de mise en situation de ces corps mitochondriaux dans des espaces naturels ou autres afin de réaliser des séries photographiques. Les photos, visibles dans tes collections virtuelles, révèlent une éventuelle nécessité de l’intégration de l’œuvre dans notre expérience visuelle ou tactile quotidienne. Une ouverture possible vers une relation moins préservée, surveillée et moins intime avec l’objet. La notion du risque est ici posée…
Trouverais-tu un intérêt dans l’abandon de tes sculptures dans l’espace public ?
EVH : Pour se sentir bien où que l’on soit, j’aime l’idée d’un objet rituel qui nous accompagne dans nos déplacements, comme l’autel de voyage que mes aïeuls mettaient dans leur valise. Sortir la sculpture de son écrin, la poser à un endroit choisi et se poser un instant en silence avec elle pour retrouver la connexion avec son intériorité, fait référence à leurs rites de prière. La sculpture est à conserver précieusement avec soi : elle fonctionne comme une ancre très personnelle qui aide à ne pas perdre pied dans la vie qui – par essence – est mouvementée.
Dans le prolongement de ces Mitochondries de Voyage, j’aimerais créer des Mitochondries de plus grandes dimensions, qui, à l’instar des crucifix et petites chapelles qu’on rencontre au hasard lors de promenades dans nos villes et nos campagnes, invitent le passant à se relier quelques instants à l’invisible : à ce microcosme merveilleux qui se cache sous notre peau.
IF : Ton prochain projet d’exposition consistera en une installation des sculptures mitochondriales suspendues, délimitant un espace circulaire de sable, dans lequel le visiteur serait invité à s’y placer, à prendre le temps pour « revenir à soi ».
Comment conçois-tu ce retour à soi et qu’évoque-t-il par rapport à nos vies chargées de rythme et de poids mental ?
EVH : Une des fonctions de l’art est d’expérimenter des sensations, des émotions et des pensées qui nous sortent de notre conscience habituelle. C’est délectable quand on se rend disponible pour recevoir l’extraordinaire. Une organisation spécifique de l’espace et du temps soutient le passage d’un état profane à un état sacré où nos préoccupations usuelles peuvent laisser la place à la réceptivité. Dans ces moments de silence intérieur, libérés de nos propres attentes et jugements, nous pouvons retrouver notre capacité à l’émerveillement devant des choses simples ou étranges.
Biographie
Née à Amsterdam en 1970, Euphemia van Huystee est une sculpteure installée à Avignon enseignante à l’Académie des arts d’Avignon. Dans le calme de son propre atelier, elle développe ses séries des « Mitochondrismes » et des « Anatomismes », dans lesquelles ses savoir-faire artistiques et artisanaux interagissent avec ses recherches sur les pratiques corporelles. Titulaire d’un Master en sociologie, ses recherches portent sur la recherche de l’identité personnelle dans le contexte social. Elle maitrise un large éventail de techniques, notamment la sculpture sur pierre, sur bois et en argile, qu’elle utilise souvent dans le cadre de projets de restauration de monuments historiques en France, aux Pays-Bas et aux États-Unis alors qu’elle collabore dans de projets scénographiques pour des spectacles, des opéras, et des comédies musicales
Exposition à venir
Le Microcosme Mitochondrial, Émouvance suspendue : l’art de la lenteur, L’Éveilleur, 5-27 octobre 2024, Avignon