La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Myriam Bucquoit. Paysages avec figures absentes  

L’atelier de Myriam Bucquoit occupe une belle pièce lumineuse, pas très grande mais soigneusement organisée pour sa pratique de la peinture à l’huile. Quelques tableaux de ses deux séries les plus récentes sont accrochés aux murs. Tous représentent des paysages : ceux de la série L’étang vert plongent le regard sur un plan d’eau au travers de groupes d’arbres ; les autres intitulés Paysage avec figures absentes, remarquablement peints dans des tonalités grises, sont inspirés par des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Au-dessus d’une petite bibliothèque, au fond de la pièce, on remarque la reproduction en noir et blanc de La Tempête de Giorgione, image offerte à l’artiste par sa grand’mère, une femme passionnée d’art qui emmenait régulièrement sa petite-fille visiter les musées parisiens. 

Myriam Bucquoit, La tempête (à G.), 2023, 60 x 54 cm, huile sur toile

Cette passion transmise par son aïeule se retrouve aujourd’hui dans ses œuvres. En les parcourant du regard dans son atelier, l’œil est d’abord saisi par le caractère très réaliste des tableaux de L’étang vert et l’intensité du clair-obscur. Il suffit pourtant de s’approcher un peu de chacune des toiles pour ressentir la matérialité de la peinture. Celle-ci n’est pas appliquée en épaisseur, mais les mouvements du pinceau apparaissent clairement, et ce que nous avons d’abord imaginé être des détails en regardant de loin – des branches, des feuilles, la texture de l’écorce des arbres – se fondent dans les touches de couleur qui se superposent. C’est une expérience sensorielle de la nature que propose Myriam Bucquoit, une transcription des impressions ressenties au cours de ses longues promenades dans les bois lors de ses séjours en Puisaye. Dans ces peintures de formats moyens, elle cherche à capter les sensations de la forêt, celles du mystère enveloppant du crépuscule, ou encore celles produites par l’intensité de la lumière du soleil qui, parfois, illumine le sol et intensifie les ombres. En attirant le regard vers les profondeurs des reflets, ou en peignant des arbres qui semblent surgir d’une étendue comme en suspension d’un vert intense – il s’agit en fait d’une nappe de lentilles d’eau qui recouvre la surface de l’étang –, l’artiste restitue une ambiguïté spatiale et une étrangeté qui proviennent de son sujet même. C’est donc la nature, c’est-à-dire le motif, et non la peinture qui est à l’origine de l’illusion.

Myriam Bucquoit, L’étang vert 7, 2024, 60 x 60 cm, huile sur toile
Myriam Bucquoit, L’étang vert 8, 2024, 60 x 60 cm, huile sur toile

Si, en contemplant les tableaux de L’étang vert, nous pouvons nous imaginer immergés dans les couleurs d’un espace pictural qui se confond avec des arbres au bord d’un étang, dans les peintures de la série Paysage avec figures absentes, nous sommes invités à porter un autre regard sur la nature. Nous sommes toujours à la place du spectateur, captivés par un paysage dramatique à la monochromie luxuriante, mais celui-ci est issu d’un passé éloigné. Comme l’indique leur titre, ces tableaux sont littéralement des « paysages avec figures absentes », titre emprunté au poète Philippe Jaccottet. Myriam Bucquoit reprend donc les sujets des œuvres de l’histoire de l’art qui l’ont tant marquée, à commencer par La Tempête de Giorgione, mais en en effaçant les personnages et les animaux qui pourraient situer les représentations dans une époque précise. Elle poursuit actuellement cette série en peignant les paysages du Déluge de Poussin et de Saint Jérôme dans un paysage rocheux de Joachim Patinir, souvent dans des formats intermédiaires et toujours en noir et blanc.

Myriam Bucquoit, Le déluge (à N.P.), 2024, 54 x 73 cm, huile sur toile

C’est en travaillant sur une autre série, Forêt obscure, qu’elle a pris conscience d’une correspondance avec la reproduction, conservée depuis son enfance, de La Tempête de Giorgione, l’incitant à peindre ses paysages les plus récents à partir de maîtres anciens. « J’essaie de retrouver ce qui a façonné mon regard sur la nature, » dit-elle. « Ma perception du paysage a été profondément marquée par l’histoire de l’art. » L’artiste explique qu’elle a été éveillée très tôt à la peinture par les reproductions en noir et blanc dans les livres d’art qui amplifient les contrastes et accentuent la composition des tableaux, comme des épures. Peindre en noir et blanc ou dans des camaïeux, en n’utilisant qu’une palette restreinte, est en effet une constante de sa pratique. « C’est la poursuite, peut-être inconsciente, » explique-t-elle, « de cette relation aux livres d’art anciens. » Elle cherche à comprendre comment la nature a été imaginée par les peintres, et comment leur vision très construite du paysage lui a été transmise par le biais de ces reproductions.

Myriam Bucquoit a fait des études d’histoire de l’art à l’Institut d’Art et d’Archéologie de Paris de 1971 à 1976, avant d’aborder une pratique du dessin lors de sa première année de Maîtrise. Encouragée par son professeur Jacques Thuillier, auquel elle avait montré ses premiers essais, elle interrompt ses études d’histoire de l’art pour entrer à l’École des Beaux-Arts de Paris, d’où elle sort diplômée en 1981. Très rapidement elle fait le choix de la peinture, sa prédilection pour la nature et le paysage se révélant progressivement. Ce n’est pas le paysage en tant qu’image qui l’intéresse, mais le paysage comme lieu d’expériences sensibles de l’intemporalité qui peut naître de la forme prise par la matière colorée sur la toile. 

Depuis le début des années 2000, elle peint à partir de photographies – prises par elle-même ou images récupérées – qui lui servent de « déclencheur » pour la conception de ses toiles. Elle a ainsi déjà réalisé des séries de tableaux de grands et moyens formats représentant des lieux abandonnés, détruits par les hommes ou par des catastrophes naturelles, telles que De la destruction (2010-2012) et Les lieux, la guerre (2013-2015). Un autre ensemble d’œuvres figurant des ruines antiques et intitulées Méditerranée (2016-2018), ont eu comme source des photogrammes du film éponyme de Jean-Daniel Pollet. Tous ces paysages dont l’époque et les sites demeurent indéterminés gardent la trace d’une vie passée, un monde d’apparences sans présence humaine. Plus récemment, Forêt obscure (2020-2023), un ensemble de 26 tableaux inspirés notamment par des photographies d’animaux en noir et blanc prises la nuit dans la forêt, révèlent l’existence d’un monde caché, parallèle mais séparé de celui des hommes et peuplé par des biches, des cerfs et des élans enfouis dans la végétation. Leur « presque-réalisme » et leur palette réduite ou monochrome interrogent également la relation entre la photographie et la peinture. Comment faire advenir une expérience de la peinture à partir de la photographie ? Comment transcrire en touches et formes colorées la présence intemporelle du paysage ?

Malgré leur force et leur pertinence, les peintures récentes de Myriam Bucquoit n’ont été que peu montrées car l’artiste n’a jamais été représentée par une galerie (même si elle a participé à un certain nombre d’expositions). En plus de sa pratique, elle s’est investie, avec son mari, le peintre Bernard Crespin, auprès d’autres artistes en tant que collectionneuse et commissaire d’expositions. En 2007, le couple a ainsi créé un lieu d’exposition à Paris (sans vocation commerciale), la galerie DIX291, pour y montrer le travail d’artistes qu’ils apprécient et redonner une visibilité à ceux qui étaient tombés dans l’oubli, particulièrement les peintres Michel Blum, Jürg Kreienbühl et Hélène Valentin entre autres. Ils y ont aussi exceptionnellement exposé leurs propres œuvres, instaurant ainsi un dialogue sur la peinture et sur l’art avec de nombreux autres artistes et visiteurs au cours des douze années d’activité. La galerie a fermé ses portes fin 2019. Aujourd’hui, Myriam Bucquoit poursuit en peinture son travail de réflexion sur le genre du paysage conçu comme l’expression d’un monde hors du temps.

Myriam Bucquoit
Née en 1952, vit et travaille à Paris

1971 à 1976 : Maitrise d'Histoire de l'Art (Institut d'Art et d’Archéologie)
1976 à 1981 : École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris
1978 : Premier prix de dessin P. David-Weill (Institut de France)

Expositions personnelles depuis 2000
2004 : “Toi et Moi” (avec Bernard Crespin), École d’Art de Belfort
2009 : “Homes”, Galerie DIX291 (Paris)
2010 : Galerie Olivier Nouvellet (Paris)
2012 : “De la destruction”, Galerie DIX291
2015 : “Les lieux, la guerre”, Galerie DIX291
2018 : “Méditerranée” (à J.D.P.), Galerie DIX291

Principales expositions de groupe depuis 2000
2004 : “Traversées du Paysage”, École des Beaux-Arts de Besançon
“Paysages”, Galerie Pitch – Carte blanche à Philippe Cyroulnik
Art-Cade – Grands Bains Douches de la Plaine, Marseille
2010 : “Aliboron et Cie”, Galerie DIX291
2012 : “Construire, Détruire”, Galerie Françoise Paviot (Paris)
2013 : “One + one” l’artiste collectionneur, Galerie DIX291
2014 : “A feu et à sang. La guerre revisitée”, Le 19, Centre Régional d’Art Contemporain de Montbéliard