Lucile Soussan, Le crayon, la forêt et l’océan

© Lucile Soussan

Qu’est-ce qu’entrer en forêt ? Être et regarder en même temps ? Pénétrer et se figurer le voyage d’un monde autre, la traversée des échanges de la forme et de l’informe ? Imager les sensations d’une communauté de présence entre le minuscule et le majuscule ? Il y a tout cela et plus encore dans les dessins, presque grandeur nature, de Lucile Soussan. Sur la feuille ou sur la plaque de bois, plus immersive, recouverte d’enduit mat blanc, où ont dansé les mines de plomb, couleur basalte, du 3H au 8B, les fourrés à pandanus paraissent une foison impénétrable. S’établit un silence puis un bruissement, l’œil s’arrête sur une tige marbrée, sur un faisceau de racines, balaie une ou plusieurs rosettes de feuilles à la recherche d’une inflorescence, d’un fruit aux drupes qu’il imagine se colorant du brun d’un ti-molosse. En profondeur, les fougères semblent soustraire quelque passage à inventer entre le sol spongieux et l’entremêlement végétal, une porte ignorée vers un bois de merle ou des variétés d’orchidées, plus ou moins discrètes, terrestres ou épiphytes, un ti carambole ou une calanthe. Peu à peu, le regard, pénétrant ce qui le dépasse, se familiarisant avec la hiérarchie du trait et l’entremêlement savamment esthétique en l’absence d’horizon, écoute le silence ; la pensée, prise dans le labyrinthe des sensations, dérive en rêves, en fantasmes peut-être, de la pandanaie réunionnaise d’où émergent des mots, des noms, des odeurs délicates.

© Lucile Soussan

Dans ses nuances de gris, ses variations sèches ou grasses du trait, le dessin de Lucile Soussan, en invention du visible, donne à la forêt densité et lumière, une harmonie du fouillis où chaque éclat entre en correspondance avec une ombre, où chaque forme se joue d’un mimétisme du présent et de l’ailleurs. Dans l’indépendance et l’interdépendance des échelles du regard, du détail microscopique, d’une feuille, d’une liane, d’une herbe au tapis de fougères, de la fracture d’une écorce, de la barbe d’un lichen à la tête des pinpins, le dessin prend relief et s’épanche en fractale de l’obscurité et de la transparence. Tout n’est ici que précision, sens du relief qui attache et détache. Le dessin est une flore dans toute sa rigueur scientifique où l’on pourrait, sans risque d’hésitation, nommer toutes les espèces, indigènes des Mascareignes, exotiques transplantées depuis les Amériques ou les Asies, rares ou invasives ; retracer toutes leurs histoires, comme le velours blanc, le tabac marron, les fougères mille-pattes ou tam-tam… ; tout autant le dessin dans le rendu de ce qui advient est convocation d’un imaginaire de la courbe, d’un théâtre de la cohue végétale. Rendue par le crayon, la forêt vit l’harmonie de sa densité humide semblant se jouer, dans la photosynthèse, des lois de la gravité comme de la société des hommes.

Par sa dimension autant que par l’infini du détail dans la densité, l’image interroge la forêt, nourrie des sols de formation volcanique, de la pluie, des vents, d’une histoire ancienne bouleversée par les hommes. Jungle, forêt primaire, forêt vierge…, tout un vocabulaire, aux relents utilitaires, inscrit dans la colonisation mentale est bousculé. S’impose au regard, dans la mixité des peuplements végétaux, natifs et implantés naturellement ou par le commerce des hommes, une attention de préservation, interventionniste au minima dans le respect de la diversité. Par sa précision, le dessin est militant.

Crayonnant la fugacité d’une invisibilité animale, le dessin invite à l’arrêt, à une contemplation qui peu à peu interpelle la mémoire, d’abord discrète, distincte puis mêlée, de la fuite d’un lézard, du piaillement d’une bande de zoizos, du chant d’un cardinal… de la toile d’une bibe.

© Lucile Soussan

De la forêt à l’océan, en résonance avec La Forêt amante de la mer de Hatakeyama Shigeatsu, l’image de l’eau envahit la feuille en perte de repères. En réserve, la gomme à dessiner silhouette les coraux en boule ou foliacés dans de grandes dilutions d’encre restituant le mouvement des courants lumineux sous-marins, transparences et obscurités. Les dégradés et la diversité des couleurs, claires et sombres, en taches diffuses ou en détails minutieux, détourent les polypes, les détachent de leur milieu en grand aplats du blanc du support, semblant interrompre leur symbiose avec les algues. Constat ou plaidoyer, le contraste questionne la perte de la biodiversité, les risques, anthropiques ou autres, menaçant la pérennité et la vitalité des écosystèmes. Retour au crayon. Les éclats vibratoires du soleil animent d’éphémère les fonds sableux. Les jeux de transparences et de reflets des variétés de gris propagent les rayons lumineux, les réfractent, les diffusent et les absorbent à l’échelle des profondeurs ouvrant la scène aux rencontres furtives du mimétisme animal.

© Lucile Soussan

Nourris des interactions de références artistiques et scientifiques, les dessins de Lucile Soussan fondent dans le sensible d’une temporalité étrangère à l’économique, une pensée de l’animal et du végétal comme autres, une pensée de l’attente de ce qui advient dans un monde rare où toute intrusion, quelle que soit sa précarité, est menace, rupture d’équilibres et de diversité florissante. 

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