La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Du temps au temps. Philippe-Liev Pourcelot

76'' 84''. Vidéo couleur 1min 16 sec - 1min 24 sec - 2006 
Cette vidéo existe en deux versions, l'une masculine de 76 secondes, l'autre féminine de 84 secondes en référence à l'espérance de vie des hommes et des femmes en 2006.
76 » 84 ». Vidéo couleur 1min 16 sec – 1min 24 sec – 2006 
Cette vidéo existe en deux versions, l’une masculine de 76 secondes, l’autre féminine de 84 secondes en référence à l’espérance de vie des hommes et des femmes en 2006.

Vous êtes le passager d’une voiture qui roule sur une route entièrement vide. La voiture accélère de plus en plus, comme poussée par une force incoercible. La nuit tombe, des lumières urbaines apparaissent furtivement…la fin du film arrive au bout de 76 secondes de course. Le second film dure 8 secondes de plus. Vous avez traversé successivement la durée de vie moyenne d’un homme et celle d’une femme, une année étant ramenée à une seconde1. Et vous êtes entré dans une œuvre qui traque la représentation du temps par de multiples procédés créatifs : celle de Philippe-Liev Pourcelot.

L’artiste, connu aussi comme photographe, a amassé une étonnante collection de nombres douze, s’autoproclamant dodéca-phile2, avec pour objectif de rendre sa collecte publique à la date fatidique du 12/12/12. 

Quelle forme prend une collection de douze ? Elle n’a rien de matériel. Chaque douze répertorié est ventilé dans des listes, sur le site dodeca12.org, dont la lecture constitue un sommet dans l’art de l’énumération : la douzaine d’œufs, les douze travaux d’Hercule, les douze apôtres, le département de l’Aveyron, la giroselle (Dodecatheon pauciflorum), les nombres oblongs… 

Cette manière de confier le développement d’une œuvre à une contrainte évoque bien sûr l’Oulipo, référence fondamentale pour Philippe-Liev Pourcelot, grand lecteur de Georges Pérec. L’apogée de ce projet colossal fut une performance qui se tint le 12 décembre 2012 à douze heures, d’une durée de 12 minutes et 12 secondes3. Elle témoigna d’une maîtrise parfaite de la durée – c’est bien le moins – mais aussi de la scénographie et de l’art oratoire. L’artiste commenta sa collection avec autant d’humour que d’expertise, en douze tableaux durant au total douze minutes et douze secondes, avant que le site Dodéca apparaisse spectaculairement, à la seconde prévue, invitant le public à y verser à l’avenir ses contributions. Un ressort important de cette performance tenait à sa connexion au temps réel, le DodecaRebours. À l’écran, un compte à rebours connecté à l’horloge universelle créa le suspense, jusqu’à ce que tous les nombres de l’horloge arrivent au douze. Dans cette performance, les spectateurs étaient pris dans un pacte : traverser les douze minutes douze comme un énoncé autoréférentiel, n’existant que par sa durée. Comment ces 12 min 12 secondes fabriquèrent-elles du sens, un jour de décembre 2012 ? Comme dans tout événement daté, par l’adhésion collective. Complices de cet arbitraire, dont l’absurdité délicieuse se renforçait dans la précision du dispositif, le public consentant a traversé un enchevêtrement de suspense et de drôlerie.

C’est encore par les nombres que l’artiste est revenu à la présentation de la durée, avec l’ensemble 20 000 jours. Comme On Kawara4, Philippe-Liev Pourcelot a pensé son âge en jours mais en arrêtant arbitrairement un nombre rond. Il effectue le premier volet le jour « anniversaire » de son vingt millième jour, puis réalise en tout quatre propositions qui passent d’un haut degré d’abstraction à des actions performatives engageant le corps.

20 000 jours est d’abord un film tourné en plein air en caméra subjective, qui suit les pieds de l’artiste marchant sur le sable, en alternance avec un paysage d’océan, pendant 20 000 images soit 13 min 53 s 1/3 à 24 images/seconde.

20 000 jours. photographie de 20 000 cm² (200 x 100 cm) tirage pigmentaire su bâche – 2019

C’est ensuite une photo de vingt mille centimètres carrés – au format d’un mètre sur deux, affranchie de toute homothétie – représentant une vague turquoise. Une trame de carrés d’1 cm recouvre discrètement l’image : nouvelle figure de style pour porter au regard les vingt mille unités. Des nombres clairsemés indiquent un âge en années toutes les 365 cases – mentionnons un logo Dodéca à l’emplacement du 12/12/2012.

Enfin, vingt mille grains de sable comptés un à un par l’artiste sont présentés avec les feuilles remplies au stylo qui ont servi au comptage et le site internet (pourcelot.fr/20000jours) permet à chacun.e de rentrer sa date de naissance pour découvrir la date de son 20000e jour.

Représenter un nombre sans recourir aux chiffres, construire des allégories du temps, sont des sujets qui reviennent depuis longtemps dans cette œuvre, tant par la photographie que par la vidéo ou la performance. 

En photographie, Philippe Liev Pourcelot s’est doté dès ses débuts des protocoles de travail qui repoussaient le tropisme de « la belle image », et le rapprochaient déjà d’une sensibilité conceptuelle.

Ainsi en va-t-il de la série 12 carrés (1990) qui capture la trace de la lumière sur la surface d’un socle de statue. Passant du gris au blanc éblouissant, les marbrures abstraites tracent un dessin inachevé, évanescent. Entre deux images, nous supputons le temps écoulé, associant une matière à l’écoulement du temps. 

12 carrés. 10,5 x 12 cm, série de douze images, tirage argentique sur papier baryté – 1990

Les toutes premières photographies de Philippe-Liev Pourcelot (Surfaces sensibles, 1989) montraient en noir et blanc la surface d’un mur, dans une proposition radicale qui bouchait l’horizon et annulait donc la profondeur de la photographie. (série lauréate du prix du Salon de la Recherche Photographique de Royan [SIRP] en 1993). Leur matière subtile est un morceau de sensibilité photographique pure, rehaussée par le motif entêtant du mur, illustrant ce que J-C Bailly écrira plus tard : « les murs sont avant tout des surfaces capteuses, et des sortes de partitions sur lesquelles le temps et la lumière sans fin réécrivent une musique mate et lente5 (…)».

Après L’épreuve du temps, titre que l’artiste a donné à une exposition et qui pourrait rassembler une bonne partie de ses travaux, il commence la série de photographies incluant des warming stripes, série qu’il intitule subtilement Warning stripes. Ces bandes colorées verticales illustrent le réchauffement climatique sans recourir à des mots ou à des données chiffrées. Chaque bande représente une année et sa couleur indique le rapport entre la température de l’année et la moyenne de température sur deux siècles : les nuances de bleu indiquent des années plus fraîches que la moyenne et les rouges, les années plus chaudes, évidemment de plus en plus fréquentes. Philippe-Liev Pourcelot inclut ces bandes à des photographies de paysage ; elles recouvrent l’image entièrement ou sur des zones précisément choisies, introduisant dans l’image un registre de représentation non analogique. En cela elles ne sont pas éloignées de la sémiotique que se choisit souvent l’artiste : codification, jeux, contraintes. Elles introduisent une épaisseur d’histoire, diachronie qui fait ricocher le sens de la photographie vers le champ de la solastalgie. Ce sentiment de détresse engendré par les changements environnementaux existe à l’image d’autant plus fortement que ces trames de couleur restent des opératrices discrètement inquiétantes et sonnent comme des avertissements. « Quoi qu’il en soit, elles sont bien présentes, souvent dérangeantes, obsédantes, comme un futur improbable, une certitude à laquelle on voudrait ne pas croire. » dit l’artiste. 

Warning Stripes – paysages 2014-2024 – 27×18 cm – tirage pigmentaire sur papier Matt FineArt Hahnemühle.

Ce portage des grands enjeux planétaires, qu’il adapte à son esthétique, est un tournant pour cet artiste qui a suivi une voie conceptuelle et métaphysique. Avec ce parcours artistique d’origine essentialiste, qui s’est diversifié avec la vidéo, puis la performance, Philippe-Liev Pourcelot a fait d’incessantes évolutions. Il répond à la question de l’engagement pour le combat écologique par ces nouvelles formes : elles relèvent du «comportement vigile6 » cité par Paul Ardenne dans la palette des postures éco-artistiques, si incontournables aujourd’hui.

Philippe-Liev Pourcelot, né à Annecy en 1964, vit et travaille à Lyon.
Présent dans diverses collections publiques et privées (Bibliothèque nationale de France, Musée national d'art moderne…) et dans des artothèques (Lyon, Nice, Talant…), Philippe-Liev Pourcelot a réalisé de nombreuses expositions en France et à l'étranger (Paris, Lyon, Arles, Wroclaw, Bratislava…). Il est représenté par la Galerie Vrais Rêves à Lyon.
 Aux photographies en noir et blanc minimalistes et sensuelles de ses premiers travaux questionnant la représentation de l'écoulement temporel, succèdent des images en couleur, des vidéos et des œuvres multimédia sur un versant plus conceptuel. Dans le projet Dodeca il associe la performance à la conférence et crée un site Internet participatif (dodeca12.org) 
Philippe-Liev Pourcelot travaille en tant que créateur multimédia indépendant, concepteur/créateur de visites virtuelles. Il est chargé de cours à l'Université Lumière Lyon 2.
  1. Philippe-Liev Pourcelot « 76’-84’ » vidéo, 2006 ↩︎
  2. L’artiste met un trait d’union dans le terme « dodéca-phile» pour qu’il compte 12 signes. ↩︎
  3. Performance effectuée à la Bibliothèque municipale de Lyon visible sur dodéca : conférence12 (dodeca12.org)  ↩︎
  4.  L’artiste japonais ne donnait pas sa date de naissance mais le nombre de jours qu’il avait vécus. ↩︎
  5. Jean-Christophe Bailly. L’imagement. Editions du Seuil, 2020.  ↩︎
  6. Voir Un art écologique de Paul Ardenne, éditions La muette et le Bord de l’eau. Nouvelle édition de 2019. ↩︎