Les photographies de Céline Clanet résultent d’un temps long d’immersion dans des territoires précédé d’une enquête préalable pour en comprendre les enjeux et les particularités. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Seconde Peau, publié aux éditions Filigranes suite à la résidence 1+2, cet entretien permet d’approfondir sa démarche artistique1.
De quelle façon vois-tu ton travail de photographe pour éclairer les particularités de territoires, leur histoire, leur géographie, leurs habitants ?
Je le fais d’une manière sensible. Même si ma manière de travailler en amont est sous la forme de l’enquête durant laquelle je vais énormément étudier mon sujet, une fois sur place, c’est très empirique, et c’est le réel qui gagne. C’est la rencontre avec les lieux, les gens, les animaux et ce que j’en ai ressenti qui va former quelque chose, que j’espère être le plus juste possible. Je travaille sur des lieux circonscrits (une péninsule ou un village en Arctique dans Kola et Máze, la forêt dans Ground Noise et Les îlots farouches, etc.), puis je passe beaucoup de temps à y marcher, à errer, à me perdre, jusqu’à user ce lieu. J’essaie simplement d’en montrer ce qui est méconnu, ou de donner à voir autrement des choses que l’on croit connaître. Dans la restitution finale, cela restera très simple et quasi exclusivement photographique. Je ne montre en général rien d’autre que mes images, rarement d’autres documents.
Comment la photographie peut être à la fois de l’ordre du documentaire et du poétique ?
Les deux travaillent bien ensemble. J‘étudie de manière théorique, très documentée, sur les lieux, les gens ou les animaux que je vais photographier et une fois sur place, je me laisse emporter. Le réel va m’embarquer. Pour Una notte, la montagna è caduta, travail réalisé dans le cadre du projet collectif Calamita/à, avant d’aller sur le lieu de la catastrophe du barrage du Vajont, je me suis beaucoup documentée. Paradoxalement, cela m’a fait comprendre à quel point cette catastrophe était impalpable, inimaginable : par exemple, dans leurs témoignages, les survivants utilisaient des mots comme « fin du monde », « masse noire », « mon lit s’est retrouvé dans les airs »… Cela m’a rendue la tragédie complètement irréelle. Une fois sur place, je me suis laissée prendre par mes ressentis. J’ai fabriqué une sorte de fiction, pour exprimer ce sentiment d’irréalité. J’ai longuement marché dans le paysage, photographiant à des lumières identiques à celle de la nuit de la catastrophe (qui a eu lieu à 22h39 précisément, le 9 octobre 1963). Dans mes photographies, on ne sait pas si la catastrophe va arriver ou si elle est passée, il y a une forme d’intemporalité, d’élasticité du temps. Ce travail est parti de l’impossibilité de faire du documentaire, en quelque sorte.
Pour Les îlots farouches, commande de la BnF, il fallait produire un travail documentaire. J’avais choisi le sujet de la libre évolution et j’ai photographié les réserves les plus protégées du pays, au travers de paysages mais aussi de nombreux détails. Dans ma méthodologie, il y a un équilibre entre ce que j’ai appris en me documentant, ce que j’ai photographié lors de mes marches, et ce que l’on m’a transmis (scientifiques, naturalistes rencontrés pour le projet). C’est un travail documentaire, mais où la poésie vient s’immiscer naturellement.
Avec la série Les îlots farouches, tu t’es attachée à rendre visibles des espaces naturels protégés. Vois-tu ton approche de la photographie comme une pratique incitant à prendre conscience d’enjeux de société ?
La BnF avait lancé un appel à projet, la « Grande Commande Photo », et le sujet était complétement libre. Je me suis réjouie à l’idée de proposer un projet sur la France et ses espaces les plus sauvages et protégés : les espaces en libre évolution, qui représentent seulement 2% du territoire français mais qui sont primordiaux, essentiels pour la biodiversité, puisque ce sont des lieux où la naturalité est à son maximum (pas d’exploitation, de prélèvement, de chasse, d’agriculture, voire même de présence humaine). Effectivement, la libre évolution est un sujet politique, et pour ce travail j’ai rencontré des associations et des militants – même si l’état protège et sanctuarise lui aussi des milliers d’hectares au travers des 4 « Réserves intégrales » des Parcs nationaux et des nombreuses « Réserves biologiques intégrales » des forêts de l’ONF, espaces que j’ai également photographiés.
Je dois avouer que l’engagement du monde associatif, comme l’ASPAS, qui lève des millions d’euros pour acquérir des centaines d’hectares de forêts pour ne rien y faire, me donne beaucoup d’espoir. Dans le monde capitaliste et consumériste qui est le nôtre, quoi de plus radical que d’acheter une forêt pour la laisser à elle-même et ne rien y faire ?
Grâce à la visibilité de ce projet, au travers de publications et d’expositions liées à la « Grande Commande Photo » de la BnF, je suis ravie de transmettre sur ce sujet, et j’ai pu aussi voir à quel point il était méconnu du grand public.
De quelle manière la prise de vue photographique te permet-elle de toucher des questions scientifiques ?
Je dirais que c’est plutôt la science qui me permet de nouvelles explorations photographiques. J’ai besoin de sources documentaires, d’une assise théorique pour travailler. J’ai besoin de savoir quels sont les enjeux afin d’apprécier le lieu, les gens, et je ne peux rien commencer sans cela. Ce bagage théorique peut directement influencer mes photographies : pour Les îlots farouches, c’est grâce aux nombreux échanges avec les scientifiques, que j’ai photographié des détails de souches en métamorphose (dans la libre évolution, l’arbre vit son cycle intégral, jusqu’à son effondrement : une fois au sol, il va se décomposer et permettre à un grand nombre d’espèces animales, végétales et fongiques d’exister). Sur place, j’ai parfois été accompagnée par des scientifiques ou des naturalistes, mais je dois généralement être seule pour travailler, car j’ai besoin d’explorer, de me perdre aussi.
Comment as-tu pensé la série Ground Noise ? De quelles problématiques émane-t-elle ?
J’ai voulu m’enfoncer dans le paysage forestier, aller jusqu’à atteindre une forme d’intimité avec lui. Je souhaitais explorer ses différents niveaux, et parler notamment du monde invisible des arthropodes, ces mal-aimés. J’ai commencé à photographier avec mon moyen-format, puis j’ai parallèlement prélevé des éléments organiques sous les feuilles, les écorces, dans les toiles d’araignées. J’ai ramassé de la terre. Et j’ai voulu explorer tout cet « invisible », ces micro-paysages, et les joindre à mes paysages forestiers « visibles », pour n’en faire qu’un seul monde.
J’ai collaboré avec l’INRAE, afin d’utiliser un microscope électronique à balayage, qui permet un rendu photographique (même s’il s’agit de micrographies résultant d’une technologie sans optique, ni lumière, ni photosensibilité), ce qui m’a permis d’explorer les micro-paysages du mycélium, d’œufs d’araignées, ou du dos d’un papillon de nuit…
Cette fois-ci, j’ai travaillé dans des forêts « banales », pas du tout protégées, et souvent très anthropisées. Les lieux et les espèces montrés dans Ground Noise sont communs : je voulais voir et donner à voir l’extraordinaire de cet « ordinaire ».
Pour le projet Seconde Peau, tu t’es intéressé aux rituels du Haut-Vallespir et as enquêté sur la figure de l’ours. Comment as-tu conçu cette série photographique ?
Pour Seconde Peau, je me suis effectivement concentrée sur l’ours, sur notre relation ancestrale avec lui, avec son absence, son fantôme. Quelle trace cet animal a-t-il laissé en nous ? Je me suis plongée dans trois mondes, trois temporalités, de manière assez intense.
J’ai tout d’abord photographié 4 grottes du Périgord et de l’Hérault où la présence de l’ours des cavernes Ursus spelaeus et celle des humains a produit des traces étonnantes, et ce à des milliers d’années d’intervalle puisque cet animal avait déjà disparu au Paléolithique supérieur, lorsque sapiens a pénétré dans ces grottes. Ce dernier a pourtant imité les griffades millénaires que les ours avaient laissé sur la paroi, ou a réutilisé celles-ci dans ses propres gravures : le préhistorien Clément Birouste a poétiquement nommé ce phénomène une « communauté fantôme » entre les humains et les ours des cavernes disparus…
J’ai également photographié les « Fêtes de l’ours » du Haut-Vallespir (Pyrénées-Orientales), où des hommes et jeunes hommes incarnent « l’esprit sauvage » de l’ours, atteignant des états qui pourraient s’apparenter à de la transe. Je les ai photographiés dans ces moments de transformation, d’épuisement, où, selon les mots de l’un d’entre eux que j’ai interviewé, « ils ne sont plus eux-mêmes », ni tout-à-fait humain, ni tout-à-fait ours. Cette transgression est permise par l’absence totale de l’ours brun dans la région du Haut-Vallespir, qu’aucun des « ours humains » n’a rencontré.
Enfin, j’ai suivi la naturalisation d’une ourse assassinée dans les montagnes d’Ariège, Caramelles. Au laboratoire de taxidermie du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, j’ai photographié la lente reconstruction de son image vivante, sa résurrection visuelle.
Le livre entrecroise ces trois temporalités et joue avec leurs connivences.