Scenocosme, ou l’art du techno-chamanisme

Toutes les œuvres de Scenocosme relèvent d’un art technologique, donc interactif. Ne vous attendez pas pour autant à un objet high tech, fourbis d’écrans et de capteurs. Bien plutôt vous serez en contact avec des pans de la nature – végétaux, minéraux, eau, éther – qui s’animeront devant vous dans une version augmentée, c’est-à-dire enrichis d’une technologie offrant une interaction avec le corps du spectateur. L’œuvre technologique est toujours un dispositif qui orchestre un dialogue entre le spect-acteur et l’œuvre en attente de déploiement. 

Vous approchez votre main de la plante suspendue et commencez à caresser ses feuilles pour l’entendre chanter, sorte de réponse amoureuse à votre toucher délicat… À l’abri derrière des voiles translucides, assis en cercle autour d’une demi-sphère réfléchissante, vous saisissez les mains de vos voisins pour déclencher un stupéfiant spectacle sons et lumières… Installé en tailleur devant une vasque d’eau entourée de cinq pierres polies, vous faites glisser vos mains d’une pierre à l’autre pour activer un jeu d’ondes sonores et visuelles à la surface de l’eau comme on jouerait d’un instrument de musique… Vous venez de faire l’expérience de trois œuvres de Scenocosme, duo d’artistes stéphanois – Akousmaflore (2007), Cyclic (2019), Kymapetra (2008) – et votre regard sur votre milieu vient peut-être de commencer à changer…

Kymapetra, 2008

Un dispositif technologique au service de rituels

Ici, ce dispositif est volontiers une scène circulaire, dans laquelle on pénètre, autour de laquelle on prend place – pour déclencher un spectacle inouï. Voyez Cyclic, Lights contacts, Vortex incandescent, Sphèrealéas, Cristallisation : chaque fois, un foyer central réunit des individus dont l’énergie singulière vient animer l’œuvre en attente de déclenchement. Un point focal, autour duquel l’assistance se distribue, dans lequel les énergies se concentrent, à partir duquel le phénomène sourd. Comme s’il s’agissait d’interroger un oracle, d’ouvrir un passage vers un ailleurs, de délivrer des forces enfouies et invisibles, au gré d’un rituel orchestré par une technologie qui se cache. Les formes utilisées pour édifier ce foyer sont hautement symboliques – de la sphère d’Inspiration à l’icosaèdre de Kryophone, en passant par le trapézoèdre de Cristallisation – de sorte qu’elles insufflent eo ipso une atmosphère quasi-mystique.

Le spectacle à découvrir est sonore et/ou visuel : des nappes, des effets, des dégradés, un univers parfois quasi psychédélique, voire psychotrope. Quels sont ces phénomènes qui naissent devant nous ? Une réponse. La réponse de la matière excitée par l’énergie distillée par nos corps effleurant. La mise-en-phénomènes de tout un derme invisible, qui nous entoure, que l’on ignore et qui se révèle ici, augmenté et interprété par les ressources technologiques.

Cristallisation, 2021

Des hybridations conçues comme une communion

Dans sa phénoménologie, l’œuvre de Scenocosme apparait comme le lieu d’une cristallisation de forces éparpillées, où s’agrègent divers éléments traditionnellement séparés, réalisant parfois une synthèse chimérique. Ainsi de Calices, une installation extérieure conçue comme le lieu d’interférences entre le végétal, l’animal, le minéral et le climatique. Chaque œuvre est déjà le carrefour des quatre éléments rendus sciemment impurs : la glace comme eau solide, l’arbre comme terre vivante, la pierre et l’eau, le nuage comme mélange d’eau et d’air, etc.

Dans son schéma opéral, l’œuvre de Scenocosme est conçue comme une hybridation entre une nature manifeste et une technologie enfouie. Dans Pulsations, le spectateur est invité à embrasser un arbre et à coller son oreille sur son tronc pour entendre son rythme propre ; le haut-parleur, dissimulé dans les hauteurs de l’arbre, a été escamoté. Une façon de rappeler la leçon des « plantes qui enseignent » ?

Dans son fonctionnement, l’œuvre de Scenocome se déploie par la mise en contact d’un élément naturel et d’un élément humain. C’est une interface, un opérateur du toucher, l’entremetteur d’un sujet et d’un objet dont le contact produira une épiphanie de l’invisible, chère à Klee. 

Dans sa médiation, l’œuvre de Scenocome se vit enfin, parfois, comme une mise en relation d’un public varié et qui s’ignorait jusqu’alors. Là encore, le contact physique est privilégié dans les œuvres qui ne se déclencheront que par le toucher de plusieurs spectateurs entre eux (Urban Lights contacts, Membrane) ou qui visent à mettre en relation des récepteurs éloignés ou virtuels (Rencontres imaginaires, Distances, Exister).

Toutes ces relations sont subtiles, apaisées, apaisantes. L’interaction est la mise en branle d’une synergie, un attouchement doux, un appel à la suspension du rythme mondain et à la rencontre du tout autre : non pas la nature objective avec laquelle on interagit – mais l’énergie invisible qui relie tous les êtres et qui donne à notre milieu sa « manière d’exister ».

Urban Lights contacts, 2015 – … [Baltimore, USA]

Le spectacle poétique de l’âme du monde

L’un des principes de fonctionnement de ces œuvres tient à l’énergie électrostatique de chaque corps, imperceptible pour nous, de puissance variée, qui peut être captée et transformée pour donner naissance à une mise en lumière (Lumifolia) ou en son (Phonofolia) spécifique. On se souvient de la vogue des ectoplasmes qui naquit à la fin du XIXe siècle dans les mouvements spirites ou de ces photographies d’auras popularisées par les époux Kirlian à la fin des années 1930 – le duo stéphanois nous propose ici une autre et manifestation de ces halos d’énergie. Ailleurs, ce sera l’énergie de la nature qui sera mise en avant et magnifiée par les œuvres climatiques telles Heliophonia ou Résonances) cristallines : les rayons du soleil viennent faire vibrer et tinter des éléments de métal flottant dans les airs.

C’est alors souvent devant une image de soi, de son soi invisible, de sa vitalité propre, que le spectateur se retrouve. Une œuvre comme Métamorphy semble porter cette idée à son pinacle : le spectateur interagit avec une grande toile circulaire transparente pour la voir se couvrir d’halos lumineux là où ses mains fouissent la toile, le tout reflété par un miroir : le public est plongé dans un rêve éveillé où il mesure sa force et son énergie en se confrontant avec le voile de la vérité.

De même, les œuvres qui en appellent au souffle du spectateur révèlent-elles une dimension cachée de notre anima. Inspiration ou Souffles en appellent directement au souffle du spectateur, mais Miroitements, Ondulations ou Vibrisses semblent vouloir nous révéler le souffle mondain, en nous plongeant dans les expressions du vent et des nuages. Le souffle, pneuma en grec, est avant tout ici le souffle vital, principe spirituel parfois considéré comme le cinquième élément. 

Les titres de certaines pièces suffiraient seuls à nous convaincre de la forte dimension spirituelle (au-delà du symbolique) de leur travail : Reliquiae mirabilis fonctionne comme le reliquaire d’un arbre carbonisé, Psyché nous tend le miroir de notre propre vacuité numérique, Cogito ergo sum est un memento mori revisité.

Le spectacle proposé ressemble à un rêve – un rêve inouï, symbolique, voire mystique – qui est une reconnexion avec les forces de la nature.

Cyclic, 2019

*

– Rendre sensible à l’âme du monde – 

– Par l’orchestration d’un être-dans et d’un être-avec, produire un être-au-monde renouvelé et poétisé – 

Tels pourraient être les mantras de Scenocosme, chamans absents d’une œuvre où le public fait l’expérience d’un rituel spectaculaire visant à soigner sa relation au vivant.

Anaïs met den Ancxt, née en 1981, a obtenu le DNSEP à l’école des Beaux-arts de Lyon ainsi qu’un post-diplôme à l’ESAD de Saint-Étienne. Grégory Lasserre, né en 1976 est diplômé d’un Master en multimédia du département Arts plastiques/Arts numériques de l’université de Valenciennes.
Depuis 2004, ils créent ensemble sous le nom de Scenocosme. Ils développent un art interactif, fortement numérique, réfléchissant à la place de l’homme dans son monde et la nature. Ils ont exposé au ZKM – Centre for Art and Media – Karlsruhe (Germany), Telfair Museum of Art (USA), Musée de Vence, au FRAC Alsace, Centre d’art Labanque – Béthune, au Daejeon Museum of Art (Corée), au Contemporary Art Museum de Raleigh (USA), Art Center Nabi/INDAF (Séoul), Biennial Experimenta (Australie), Biennial International of Contemporary Art of Seville (Espagne), NAMOC/Triennial of Media Art (Pékin), MUDAC, la Villa Romana (Florence), Centre des arts Enghien-les-Bains, FILE Festival (Brésil), La Gaîté Lyrique (Paris).