« Une rencontre avec “elle” et tous les autres. Des images pour lesquelles on n’a jamais parlé de selflies ! “Elle”, elle parle de “selflous”.
Il n’y a pas de sensualité, c’est autre chose, comme une nécessité de dire et créer un langage autre, un autre langage.
Les émotions lui échappent, “elle” veut les photographier, les observer, les scruter pour sublimer l’anesthésie émotionnelle.
La femme floue c’est Gaëlle bien entendu, mais c’est aussi vous ou moi en ces moments de nos existences où les choses ne sont plus ce que nous les pensions, en ces jours de doutes ou de brouillard. » (4e de couverture de « La femme floue »)
La poésie personnelle de Gaëlle Doutre oscille entre les images et les mots, elle expérimente avec sensibilité ces deux médiums avec finesse. Si certains la connaissent grâce à cette publication délicate (encore trop confidentielle) associant avec talent les images et les mots, « La femme floue », elle irrigue quotidiennement Instagram de photographies d’Elle. Des photographies où souvent elle se met en scène dans un ordinaire sans grandiloquence, loin des travestissements réussis d’une Cindy Sherman se démultipliant à l’infini.
Si Gaëlle Doutre est le personnage de ses photographies, elle est multiple comme sans doute elle l’est dans sa vie de tous les jours. D’ailleurs, qui n’est pas plusieurs dans une seule vie ?
Elle ne cherche pas à se travestir, elle photographie juste des fragments d’Elle, complique le cadrage, floute, ou tente de s’invisibiliser, de s’anonymiser en faisant qu’Elle soit autre.
La qualité de ses « selflous », en effet ce ne sont pas des selfies mais des selflous, suggère des émotions variées à travers Elle.
« Je n’avais que des bouts d’elle. »
Des détails simples d’une épaule, d’une jambe, d’une robe, d’une chevelure, toujours emplie de grâce et de pudeur, qui n’empêchent nullement l’éveil des sens, de la curiosité, des ressentis… Flou, certes, mais ce flou est peut-être plus psychologique que ne le laissent penser ses photographies. Et cette idée est corroborée par sa poésie, l’œil et la main (tribute to Françoise Janicot), elle écrit fort bien, en effet.
« parfois
elle
ne
décolère
pas »
Il suffit de la lire dans « La femme floue » pour s’en rendre compte, ou de voir ses expositions (trop rares) associant écriture et photographie comme à la Bibliothèque municipale de Lyon (5e adt), lieu symbolique pour donner à voir et à lire sa création texte/image.
Un subtil jeu de cache-cache entre elle et Elles, entre Elles et elle, entre elle et nous (les regardeurs, les lecteurs), entre Elles et nous, Gaëlle Doutre s’efforce de créer.
« épaule sans murmure »
Photographie métonymique, peut-être, pour faire sérieux, où l’indicible est présent par une partie, il n’en reste pas moins que cette femme, ces Elles, fragmentées, la même initialement, la photographe, devient par son refus d’identification claire d’elle, la possible identification de toute… à travers ses cadrages et ses expérimentations.
« Et toi aussi tu crois que tu as les épaules larges ? »
Gaëlle Doutre poste tous les jours sur son instagram, son facebook, les réseaux sociaux qui permettent aux talents de rencontrer leurs publics autrement qu’avec le système de l’art traditionnel… cherchant les retours éventuels de ses « followers »… ou pas. Comme une « Polly Maggo » du XXIe siècle, elle se cherche, derrière ses images, et je m’aventure, dans sa vie, les vies de ses multiples, sans doute. Finalement elle montre une Elle intime, mais serait-ce son double protégeant ainsi elle à la manière d’un Marcel Duchamp et son Rrose Sélavy (1920). Ici pas d’hétéronyme. Vous l’aurez compris depuis le début de cette chronique, Elle (E majuscule), c’est la photographe photographiée par elle (e minuscule), la femme photographe, pour la différencier, car je ne crois pas en la symbiose entre l’artiste et la femme (même si des porosités existent assurément). Nous nous perdons consciemment, ou inconsciemment, border line, flou.
Trouble en la demeure.
« La mémoire qui ne flanche pas »
Intimiste, énigmatique, elle est peut-être le reflet d’autres elles à travers ses Elles dans ses formats rectangulaires et carrés… phonétiquement, « ses ailes »… légèreté et gravité.
« Photographier, c’est pour moi observer, avoir l’œil et aussi lâcher une part d’insaisissable. »
Gaëlle Doutre cherche à créer un langage qui pourrait s’appeler « photo-mots » ou « mots-photo », un langage qui n’existe pas sur l’insaisissable, un langage qui servirait l’introspection, un langage qui porterait une quête sensible du sens de l’existence… autant de questionnements existentiels volontairement « nets » ou/et cachés dans sa création. Une artiste sur le tard, elle a pris le temps de se former, de mûrir à son rythme et d’oser sa première exposition à un âge avancé (pudeur et respect obligent de ne pas dévoiler son âge, le côté old school du critique). De formation littéraire, passionnée de littérature et curieuse de tout, « boulimique » d’expositions et de découvertes, Gaëlle Doutre traduit par ses posts journaliers son envie de saisir le temps présent, l’écoulement de ce temps que seul peut-être un arrêt sur image peut suspendre un instant. Et encore ?
Gaëlle Doutre brise « les codes », elle veut entrer dans le monde de l’art, mais reste floue, reste incertaine, doute… et c’est sans doute ce qui peut provoquer un certain charme dans ses créations et sa figure d’artiste. Comme peut-être, certes dans un autre style, « l’Herbier » de Mlle Pascal Tarraire, classe de 4e. Clin d’oeil furtif d’un autre dédoublement.
« NET
Il s’est toujours agi de chercher un lieu où s’incarner, saisir et partager la nette intimité.
La texture.
Les détails.
L’attention.
FLOU
Les hommes flous, les femmes floues, les liens flous, la vie floue.
Les liens sans racines, les hommes et les femmes sans échos.
Les hommes fragments, les femmes fragments. Cet échange qui n’en est pas un.
Une sorte de faillite émotionnelle. Besoin de l’extérioriser, la contrer, la dompter.
Fixer le trouble intérieur. Traverser l’anesthésie émotionnelle.
Les selflous. Dissolution onirique, symbolique, tendre, provocatrice.Le non verbal dans les vibrations du flou. Retenue/Tenue/Ténue.
La parole retrouvée, s’enraciner, ressentir, faire ressentir »
Que dire après ses « mots-photos » ? Elle écrit bien, n’est-ce pas ?
Il est temps de découvrir ses nombreuses séries avec marinière (vêtement fétiche il semble pour cette artiste) ou pas, dont elle est le seul motif plutôt que portrait. Ce ne sont pas des portraits, même si cela peut y ressembler.
C’est autre chose, indéfinissable encore, le qualificatif n’a pas encore été inventé.
Gaëlle Doutre est née en 1975, elle est poétesse et photographe, elle est artiste avec les "selflous" et les mots-photos.
Elle vite et travaille sur la colline qui prie à Lyon, Fourvière (5e adt).
Elle a publié aux éditions ONiva en 2022 "la Femme floue" et a exposé à la Bibliothèque municipale de Lyon et dans divers lieux comme des cabinets d'architectes, des instituts de tatouage, etc.
« À l’adolescence jusqu’à mes 30 ans, j'ai beaucoup écrit. J’ai d'ailleurs fait le choix d’études littéraires. La photographie est une passion "familiale", transmise par mon père. Photographier, c'est pour moi observer, avoir l’œil et aussi lâcher une part d’insaisissable. Je suis revenue à la photographie grâce au téléphone portable, à la facilité de capter le moment qui nous interpelle.
Après beaucoup de photos de mes enfants j’ai amorcé un travail plus introspectif.
Après la parution de mon livre, La Femme Floue, en juillet 2022. Je me suis donc lancée à exposer pour la première fois.
J’ai attendu d’avoir 47 ans pour exposer... c’est le bon moment il me semble ! »
Le compte Instagram de Gaëlle Doutre