Retour sur l’exposition du CRAC Occitanie
Se réapproprier les récits personnels, donner voix à des récits marginalisés, émanciper les corps, tous les corps et in fine, questionner les normes et rouages de notre société : autant de sujets prônés par les œuvres de l’importante exposition « En dehors » que le CRAC Sète a présenté, fin 2024, dans le cadre d’une carte blanche donnée au collectif Ostensible – sous le commissariat de Lucie Camous en collaboration avec No Anger, rassemblant les œuvres de huit artistes, No Anger, Lou Chavepayre, Rémi Gendarme-Cerquetti, Kamil Guénatri, Mélanie Joseph, Laurie Charles, Marguerite Maréchal, Benoît Piéron et avec le travail complémentaire de trois collectifs, CrashRoom, Les Dévalideuses, les Handies tordues.
L’exposition « En dehors » débute puis se termine par un cul : une jolie paire de fesses, disposées dans le hall d’entrée à côté du texte introduisant l’exposition et s’offrant aux caresses… Les mains auront la surprise de rencontrer la chaleur de cette bien agréable sculpture, Absence de cul (2024) de Lou Chavepayre, qui donne le ton de cette exposition : on touche aux corps, à l’intimité, on renverse les normes, le tout dans une grande sensualité.
Les œuvres passent en effet d’un sens à un autre : après le toucher, c’est la vue qui est sollicitée et questionnée dans la vidéo How to see #1 (2018) de Lou Chavepayre, une compilation de regards filmés avec un dispositif de caméra cachée dans la rue. On reçoit les regards posés sur l’artiste, parfois étonnés puis gênés, souvent fuyants ; mais on sent surtout, une commune maladresse : des regards qui ne savent comment réagir, qui ne veulent pas être intrusifs mais qui le sont déjà, malgré eux, dans le furtif passage de cette pensée.
Interroger le regard dans une exposition ne peut être plus pertinent : l’exposition est l’espace dans lequel nous sommes conviés à voir, nous pouvons regarder partout et ressentir les propositions des artistes – ce qu’ils souhaitent rendre visible, nous transmettre, partager. Kamil Genatri fait ainsi référence au regard et à l’histoire de l’art, mais aussi à l’histoire de l’humanité tout court, avec ses « Natures presque mortes », photographies de performances où il se met en scène – et notamment, celle, poignante, de son corps nu et tatoué d’un numéro, celui du téléthon, enlaçant un énorme morceau de jambon lui-même tatoué…
D’une œuvre à une autre, les corps, sujets centraux, sont systématiquement présents : ceux des artistes mais aussi ceux des publics, conviés à s’approcher, à ressentir. Cosmo (2024) de Lou Chavepayre nous oblige ainsi à nous baisser, à approcher la tête du sol afin d’écouter la pièce sonore : les paroles, à la fois floues et pertinentes, d’une voyante consultée par téléphone sur la vie de l’artiste. L’espace de cette première salle de l’exposition est par ailleurs transformé en corps que nous traversons de part et d’autre de l’installation centrale de Marguerite Maréchal, Colonne morcelée (2024). Une colonne vertébrale brisée à certains endroits, pas toujours réparée.
Par définition, le white cube des centres d’art et des musées donne la priorité aux œuvres, jusqu’à mettre les corps à rude épreuve. Benoît Piéron bascule cette habitude de l’inconfort en proposant des œuvres-chaises sur lesquelles – soulagement ! – nous pouvons nous asseoir. Ces chaises, ainsi que d’autres pièces présentées comme une tête de lit accrochée au mur, utilisent des draps d’hôpitaux dont les lavages successifs effacent les couleurs initiales. Cette deuxième salle de l’exposition rejoue l’espace de l’hôpital : la chambre mais aussi la salle d’attente. Ces lieux de l’entre-deux, ni vraiment publics, ni vraiment privés sont notamment réinterprétés par Laurie Charles dans une série de peintures petits formats aux couleurs pop, Waiting room (2021). Réappropriation aussi chez No Anger qui tapisse une armoire avec ses certificats médicaux, dans lesquels elle ne reconnaît ni l’évolution de son corps censée être décrit, ni son enfance… Au sein de nos sociétés validistes, le handicap est imbriqué à la sphère médicale et à la volonté de « corriger » les corps, de les faire rentrer dans la norme dominante.
En en récupérant des objets phare, les artistes hackent le médical. Iels jouent aussi avec l’espace du centre d’art contemporain habituellement dédié aux corps normés. Dans Voir ou apercevoir (2020-24) de Mélanie Joseph, il faut comprendre la langue des signes pour accéder aux paroles de l’œuvre, compilation d’images de personnes sourdes à la télévision. Son installation Pi (2024), produite pour cette exposition, en cire d’abeille, s’effondre et disparaît au fur et à mesure des passages, questionnant ce qui se perd, mais ne cherchant pas à réparer. L’escalier de Marguerite Maréchal (Escalier inversé, 2023), symbole de l’inaccessibilité, est fait de vide rendu visible par de la ficelle de jute enduite de plâtre qui s’alourdit sous son propre poids.
Les œuvres détournent la notion de handicap qui part ici non pas de l’idée d’un corps défaillant mais plutôt d’un environnement global inadapté à certains corps. Ce sont les mécanismes de domination, et non la personne, qui définissent le handicap. Comme le dit No Anger : « Je suis artiste, non malgré mon handicap, mais malgré le validisme, et ma propre intégration des normes sociales1 ». Ce renversement est pensé dans les théories crip – de l’anglais cripple « estropié, boiteux, infirme » – dont s’inspirent et se revendiquent les artistes et commissaires de l’exposition. À l’image des pensées queer, il s’agit de se réapproprier les stigmates qui enferment, de transformer faiblesses en forces d’actions politiques, de « s’empouvoirer » pour faire bouger les lignes de la société.
Pour se faire, les œuvres rendent publiques des expériences intimes : des corps et des gestes, des pensées, réflexions, des relations. L’intime est ce qui est par définition caché et absent de la sphère publique. Exposer, exhiber l’intime amène à reconsidérer autrement notre société et ses normes dominantes, notamment face aux conditions actuelles d’existence du handicap. Nos propres intimités se questionnent, se répondent et nous font entrevoir d’autres possibilités, et ce, dans tous les pans de la vie quotidienne.
L’exposition nous invite En dehors des expériences corporelles dominantes, en dehors des temporalités normées, en dehors de nos obligations de production dans le contexte capitaliste, en dehors de nos habitudes qui se doivent d’être bouleversées.
Exposition En-dehors Du 5 octobre 2024 au 5 janvier 2025 Commissariat :Lucie Camous co-écrit avec No Anger. CRAC OCCITANIE 26, quai Aspirant Herber 34200 Sète
- Citation de No Anger tirée du podcast Variations : https://linktr.ee/VariationsPodcast ↩︎