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Revue d’art depuis 2006

A work in progress… une artiste à suivre. Entretien avec Jisun Lee

Deux mains parmi Les Manuscrits
Gauche : I’m left back now.
Droite : I’m back right now.
JiSun LEE, 2023
Encre sur papier, 29,7×21 cm chacun

Pour elle art et vie ne se séparent pas, l’art est son mode de vie, son existence s’inscrit dans ses œuvres.

Before/Avant

Enfant, j’étais décidée à partir à l’étranger pour mes études. L’étude de l’art en Corée restait très académique à l’époque, il fallait s’entraîner des années pour maîtriser les techniques demandées aux concours d’entrée. Plutôt que de participer à une compétition, je voulais découvrir : j’ai un esprit d’aventure, j’ai cherché où partir. Par rapport aux États-Unis où le coût de la vie et de la scolarité étaient inimaginables pour ma famille, l’Europe était moins connue en Corée, mais une partie de ma famille habitant Genève depuis plus de 20 ans, on avait voyagé en Europe quand j’avais 8 ans.

Bien sûr, en Corée, il y avait et il y a toujours une image « artistique » de la France. J’ai découvert les écoles nationales des Beaux-Arts, un système qui ne coûtait quasiment rien. Pour me préparer à partir, j’ai appris le français à Séoul du lundi au vendredi pendant deux ans avec un enseignant qui avait fait des études approfondies de français. Je n’ai pas appris simplement à parler mais à analyser le fonctionnement de la langue. Comme on n’avait pas de smartphone à l’époque, j’avais toujours mon dictionnaire dans mon sac à dos, j’aimais le lire et je me faisais mes propres cahiers de règles en français.

Aux Beaux-Arts, on parle, on lit, on écrit beaucoup, les années passées à rédiger mon mémoire de Master m’ont fait progresser en français. Depuis plusieurs années, je pense dans la langue que je parle. Aujourd’hui, je m’exprime presque comme je le souhaite. Pendant une période, je me sentais étrangère partout : en Corée, mes amis me voient comme une étrangère, en France, je suis toujours une étrangère. C’est écrit sur mon visage.

Now/Maintenant

Être deux 

Maintenant je suis naturellement deux dans deux pays : je ne me vois pas hors enracinement mais entre. Mon art ne représente pas l’art coréen, mais on me présente toujours comme une artiste coréenne. Et en Corée, je suis quelqu’un qui vit en France. Tout est relatif ! En 2025, je pourrais dire que j’ai vécu moitié en Corée, moitié en France : j’en suis partie à 18 ans. La vie ici est différente jusque dans les moindres détails : saluer, préparer la table, la façon de manger, l’éclairage du salon, monter dans le bus, etc. À mon arrivée, je n’ai pas cherché à vivre comme en Corée puisque je vis ailleurs. Je suis partie, donc j’intègre le monde que j’ai choisi ! 

Je joue avec cette existence relative dans ma vie aussi bien que dans mon travail. Par exemple pour mes vidéos, j’utilise la langue qui sonne bien pour tel texte, que ce soit l’anglais, le français, le coréen. On n’a qu’à ajouter un sous-titre pour que tout le monde comprenne. Quel que soit le degré d’intégration, si l’on aime où on est, c’est une grande opportunité : connaître deux cultures qui se fondent sur des philosophies différentes, comprendre la poésie différente de langues qui n’ont pas les mêmes alphabets, c’est une chance que j’ai pu provoquer dans ma vie.

Créer

Dans mes pratiques, il n’y a pas de frontière entre médiums et médias différents. J’ose faire des jonctions. Alors que je ne suis pas experte en musique, j’ai commencé à en faire pour le son de mes vidéos. Je ne pouvais le demander à personne et je ne voulais pas utiliser des musiques qui existaient donc j’ai commencé à composer des pièces pour mes images vidéo. Ce travail me plaisait, il m’a fait collaborer avec de vrais musiciens. Quand je travaille avec eux, je vois que ce que je fais est très différent de ce qu’ils font. Eux interprètent. Moi, je crée la musique comme l’un des éléments pour une œuvre.

Mes deux mains apprennent vite. Quand je vois qu’une forme particulière correspondrait à un contenu, j’essaie, si ça fonctionne et qu’elle me plaît, je la reprends deux, trois fois… Je profite des moyens que j’ai, appareil photo, ordinateur portable, pour faire des photos, vidéos, animations et musiques. J’ai été très productive ces dix dernières années. J’ai fait 100 vidéos en 10 ans. 

C M Issu du latin «manu tenendo» au sens propre «pendant que l’on tient quelque chose dans sa main» le mot maintenant signifie «tenir dans sa main» en français. Le moment présent est l’instant où l’on passe à l’acte, où le faire est primordial.

Je préfère le faire à l’idée qui peut rester non réalisée. Je fais ce que je veux et je peux faire. 

Silhouette dans la forêt
JiSun LEE, 2024
Acrylique sur toile, 70×50 cm

Dessiner 

Comme je ne peux pas faire de grands dessins car je n’ai pas assez de place, je dois trouver une solution pour qu’un petit dessin en noir et blanc arrête et attire l’œil. Pareil pour la vidéo. Je n’ai pas les techniques les plus récentes, les équipements les plus performants, il faut que ma vidéo parle seule aux spectateurs, et dans cette époque où tout le monde fait de la vidéo, cela demande plus longtemps pour chaque travail. 

C M. JLS dessine souvent en noir et blanc à la plume et à l’encre de manière obsessionnelle : les nervures d’une feuille d’arbre qu’elle observe jusqu’à l’infiniment petit, les vagues de la mer, le cours d’un fleuve, ses mains.

 Dessin-obsession-obstination-répétition du trait : cela lui prend du temps 

Avec du papier, je peux toujours dessiner. En 2016, mon projet a été de dessiner tous les jours sur une feuille A4. À la fin de l’année, j’avais 365 esquisses dont je pouvais me servir : les dessins m’ont fourni des esquisses qui peuvent donner lieu à des objets, des installations… 

Pour qu’un dessin soit vu comme une œuvre, il faut travailler sa forme aussi bien que son contenu.

Animer le dessin

Avec le dessin et le collage de dessins, je mets des images en mouvement dans des vidéos, et la vidéo s’élargit en animation avec voix et musique et ainsi mon univers plastique devient pluriel. En animation vidéo, on travaille en équipe, on a donc besoin d’une idée directrice, la création devient presque industrielle. Moi, je travaille en solitaire, je compose au fur à mesure comme les pièces d’un puzzle.

Time Village
JiSun LEE, version 2020
Encre sur papier puis technique mixte pour installation
Dimension variable

AFTER/APRÈS

Je termine une vidéo intitulée AMBIDEXTRE qui est en quelque sorte mon autoportrait comme artiste : plus que mon visage, je vois toujours mes mains au travail : elles écrivent, elles dessinent, elles se servent de l’ordinateur avec l’interaction tactile, elles définissent ma part créative. 

 J’espère que je serai invitée dans des festivals et que mon œuvre voyagera loin.
Et mon livre d’artiste est presque fini : j’y récapitule tout ce que j’ai fait pour faire le point sur l’ensemble de mes créations, j’espère trouver un éditeur. Par la suite, peut-être que je trouverai des collaborations, comme je l’ai fait avec des musiciens pour des concerts, je pourrais aussi contribuer à accompagner des danseurs, des acteurs… Je continuerai toujours à faire mes vidéos en solitaire, mais je n’exclus pas un travail participatif où j’interviendrai avec d’autres artistes. Je ne sais pas ce que deviendra mon univers dans dix ans. Peut-être qu’un ou deux axes seront plus apparents que d’autres, ou que tout se mélangera plus que maintenant ?

 Je n’ai pas encore utilisé l’intelligence artificielle. J’ai encore envie de l’éviter. Mais comme Photoshop qui était considéré comme une tricherie est devenu un simple outil de travail, il y aura des choses à découvrir, à accepter, et à abandonner aussi.

 Je continuerai à faire ce que je veux et je peux.

Installation avec Surface Ondulée (dessins) et Timeworld (vidéo)
JiSun LEE
2 Dessins en 2016 et 2018
Encre sur papier, 50×500 cm chacun
Vidéo en 2013, 3’16’’, N&B, stéréo, musique originale par l’artiste

CV

JiSun LEE (1989, Séoul, Corée) vit et travaille à Paris de manière intense et prolifique. Expose en Corée, en France, en Suisse, et ailleurs. A participé à de nombreux festivals de vidéo et a fait des concerts-performances

  • 2024 PARÉIDOLIE, Marseille
  • 2024 FIFA (Festival International du Film sur l’Art), Montréal
  • 2023 FILEM’ON (Festival International du Cinéma pour Jeunes), Bruxelles 
  • 2021 Expo personnelle PROMENADES DES SILHOUETTES, Ferney-Voltaire
  • 2020 SIFF (Festival du Film Indépendant de Séoul), Séoul
  • 2017 Résidence ARDELIM de Valimage, Beaugency
  • 2017 Expo personnelle LA TOUCHE, UNE TACHE. Centre Culturel Coréen, Paris
  • 2015 Expo personnelle P:ASS-AGE, Séoul
  • 2014 DRAWING NOW, Paris  
  • 2013–2014 Galerie Martine et Thibault de la Châtre (rue de Saintonge), Paris
  • 2013 Master de l’ENSA DIJON avec félicitations du jury
  • 2013 Expo collective EN SUSPENSIONS…FRAC des Pays de la Loire