Lors d’un voyage professionnel à Cracovie Jacques Sierpinski, photographe et directeur artistique du festival ManifestO à Toulouse de 2002 à 2022, se rend à Auschwitz pour entreprendre au retour un travail photographique mémoriel sur la cousine germaine de son père, Annette Zelman, disparue durant l’été 1942, arrêtée en tant que juive. Faisant le parcours inverse, il revient sur les traces d’Annette, collectant pendant plusieurs années les archives, les photographies familiales, consignant les témoignages et souvenirs au sujet de cette martyre aux talents trop tôt sacrifiés par les nazis.
Annette Zelman a eu juste 20 ans à Paris, en 1941, alors que la ville est sous occupation allemande. Elle entre aux Beaux-Arts, tout en suivant des cours de théâtre avec Serge Grave et Mouloudji. Elle fréquente le Café de Flore dont les habitués sont Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Boris Vian, Yannick Bellon, mais aussi les surréalistes et néo-dadaïstes du mouvement des Réverbères. Elle y fait la connaissance d’un jeune poète de 24 ans, Jean Jausion. Le livre est dédié « À la mémoire d’Annette et de son fiancé, Jean Jausion. »
Le couvre-feu étant décrété, Jean Jausion rejoint chaque soir la famille Zelman, confinée dans l’appartement du 58 boulevard de Strasbourg. En mai 1942, la famille décide de quitter Paris et de rejoindre Limoges, en zone libre. Annette souhaite quant à elle rester dans la Capitale auprès de son amoureux. Le 22 mai 1942, elle est arrêtée par la police française et transférée au dépôt de la préfecture de police de Paris. Motif de l’arrestation : « sans domicile ni ressources ». Le 11 juin, elle est dirigée vers la caserne des Tourelles, transformée en centre de détention, accueillant en particulier des femmes juives. Transférée à Drancy, Annette part le 22 juin 1942 par le 3e convoi avec 65 autres femmes. Ces 66 femmes furent les premières à être déportées depuis la France avec 934 hommes. Annette aurait survécu trois mois dans le camp de Birkenau.
En 1961, les Zelman apprennent par le livre d’Henri Amouroux, La vie des Français sous l’Occupation, que le célèbre docteur Hubert Jausion, ne voulant pas du mariage de son fils avec « la juive Zelman », avait demandé aux autorités allemandes de tout faire pour empêcher ce mariage. « Le racisme, l’antisémitisme, la peur, la lâcheté ont raison de la destinée d’Annette » conclut Jacques Sierpinski.
Le destin de son fiancé est aussi dramatique, engagé comme soldat et reporter de guerre pour le journal de la Résistance Franc-Tireur, le 7 septembre 1944, il meurt criblé sous les balles allemandes devant la ferme Mogador, près de Metz, réquisitionnée par le général Patton.
La réussite de cet essai est qu’il est fort bien structuré, chaque chapitre apportant un éclairage intime sur la victime, et contribuant ainsi à dresser un portrait sur le vif de sa personnalité. Sa richesse est due à la collaboration avec Michèle, la sœur d’Annette, encore vivante aujourd’hui, qui a 97 ans et en pleine forme lui a confié la plus grande partie des archives (lettres et dessins). Pour donner des visages à cette histoire, un choix de quelques clichés de famille montre la collectivité des frères et sœurs, quelques lieux de leur quotidien. Retournant sur deux sites de leur aventure, le photographe crée habilement une superposition ce qui leur donne une apparence fantômale très convaincante. Une photo du jour de la réception de son diplôme la montre dansant devant la bâtisse des Beaux Arts.
Tout un chapitre donne à voir et à lire les dessins, poèmes et collages de la jeune diplômée. Dans un de ces collages, on peut lire « La mode est aux anges gardiens Ayez en ». Une grande fantaisie plastique s’y manifeste autant qu’une vraie liberté de ton dans les vers courts. L’ensemble apparaît sous l’influence d’un surréalisme bien approprié. Un poème semble résonner comme prémonitoire : « ma vie que j’aime comme quelque chose d’inattendu que j’aime sans la comprendre que j’aime en toute confiance et qui ne m’aime pas
Ma vie destin immérité récompense usurpée »
Une double page assure une transition de retour au drame historique, la vue d’un immeuble parisien sans profondeur de champ est rendue floue par un premier plan de branchages qui en masque la réalité. Une impression de malaise en ressort. S’en suit une photo prise de l’intérieur de l’immeuble où résidait la famille, la porte ouverte sur l’extérieur symbolise la fuite et l’arrestation. Le double portrait des amoureux rappelle leur bonheur trop court. Une lettre officielle réduit ces espoirs à néant, la volonté d’arrêter ce mariage dénoncé par la famille paternelle amène les autorités allemandes à l’arrestation de la jeune femme parce que juive. Une autre double page montre le bulletin d’écrou.
Puis un patchwork de toutes les lettres adressées par Annette à Jean est rendu plus personnel par trois petites photos en vignette montrant son dynamisme et sa joie de vivre. Un premier fac-similé de cette correspondance est suivi par la transcription d’une douzaine de ces missives aussi passionnées que désespérées.
L’un des chapitres les plus importants révèle les lieux de ce crime politique fondé sur le racisme encouragé par un collaborateur de la bonne société, le beau père médecin qui envoie Annette à la mort, son portrait de mandarin avoisine ses monstrueuses lettres de dénonciation. On y trouve encore des traces actuelles de la caserne des Tourelles et du camp de Drancy. L’intelligence plastique de l’auteur est de surajouter à certains documents reproduits de façon peu contrastée de courts passages manuscrits de la jeune femme. Leur succèdent des vues d’intérieur des lieux de la déportation, montrés très sombres et prenant ainsi par comparaison une puissance dramatique incomparable.
Quelques autres documents font le parallèle avec la disparition du jeune fiancé en militant et combattant vaincu sur l’un des fronts où il lutte auprès de Patton. Une liste de morts en déportation nous permet de retrouver le nom du poète Max Jacob au milieu de ses compagnons d’infortune.
Dans une alternance de créations littéraires et graphiques et d’archives un avant-dernier chapitre est consacré aux dessins et poèmes, extraits d’un carnet de croquis d’Annette, réalisés en partie au Café de Flore, ce double champ de création et d’information fait fonctionner le livre sur le mode d’une fiction documentaire. Une vingtaine de pages leur sont consacrées montrant leur richesse imaginative.
Enfin une longue approche documentaire due à Laurent Joly, historien spécialiste du régime de Vichy et de la délation sous l’occupation qui s’est fait connaître après de vifs échanges avec Zemmour concernant le rôle de Pétain. Cette postface fait le point sur « La dénonciation antijuive sous l’Occupation » révélant tous ses aspects sociétaux et idéologiques, et rappelant les millions de délateurs et délatrices. L’année 1942 y apparaissant comme un moment de bascule pour l’activation de ces crimes.
Un tel ouvrage ne pouvant s’envisager que dans une continuité intergénérationnelle, le sombre constat sur une partie de la population française à l’époque (combien de leurs descendants votent massivement pour l’extrême droite ?) est mis en opposition à une photo d’un vieil homme et d’un enfant, elle est légendée « Mon père avec son grand-père dans un studio de photographe à Lodz, en Pologne, dans les années 1920, avant d’émigrer pour la France et Nancy. » En conclusion ressources biographiques et sitographiques prolongent pour le lecteur ce passionnant portrait de mémoire
« La Disparition Annette Zelman, été 1942 » Jacques Sierpinski Les éditions de Juillet 2024 ISBN : 978-2-36510-119-6 42 euros Commander le livre sur le site des éditions de Juillet