Lauréate du prix Niépce des Gens d’images, Juliette Agnel expose un parcours méditatif au Château de Tours – Jeu de Paume. La photographie permet-elle d’engager, dans les profondeurs et les cavités de l’apparence, l’invisible des pierres, des forêts, de ce qui est au-dessus et en dessous du sol, de ce qui est et de ce qui a été ? Là est la question d’une mémoire du réel que convoque l’exposition à l’écoute visuelle des bruissements du silence, des jeux impossibles de l’éphémère et du pérenne. Entre poésie documentaire et philosophie de l’être des feuilles, des arbres, des silex, des constructions mégalithiques et des peintures pariétales s’entendent et s’imagent une pulsation des mondes, une vitalité des équilibres naturels et humains, de l’ombre et de la lumière.
« […] il y a des volcans pieux qui élèvent des monuments / à la gloire des peuples disparus / il y a des volcans vigilants / des volcans qui aboient […] » ; Forêt-ancêtres, les grands tirages de la Martinique envoûtent ; des mots opaques, sombres d’Aimé Césaire, les photographies de Juliette Agnel captent la mémoire, les chants imperceptibles du volcan, de la forêt, du sol, des sommets et des pentes ; le regard écoute, s’égare dans le lacis végétal à la poursuite du frémissement des liens qui mêlent les peuples et les arbres dans une continue reviviscence. Diurne ou nocturne, d’une photographie à l’autre, se révèlent l’épaisseur d’une suspension, la torpeur des mornes enfiévrée des chemins de la transmission. Le visiteur s’y prend, entre pensée de la profondeur intime de l’être et de l’unicité du vivant, passé et présent, transcription des vibrations intérieures et mystiques du paysage.
Bretagne, les monts d’Arrée, les noirs profonds des couloirs mégalithiques, les modelés des gris en force et en nuances des arbres et des sous-bois, du grain de la pierre, les infimes taches de clarté des lichens sculptent en profondeur la surface photographique de la forêt, lui donnent une respiration au rythme du visiteur, comme si les énergies alliées du biologique et du tellurique, invisibles, l’observaient, lui retournaient son attention en des regards bruissant d’histoires anciennes, d’histoires géologiques et humaines et peut-être contemporaines, à la frontière du réel et du mythe. La photographie est méditation d’une poésie qui se fait science et d’une science qui se fait poésie où le visiteur semble convié au-delà du temps de son regard aux échanges silencieux des dolmens, des fougères et des arbres. La série des fougères, galerie de portraits, herbier photographique, étude de formes, classification scientifique, entre le singulier et le générique, questionne alors autant l’esthétique que la symbolique des récits anciens et des récits légendaires.
Réalisée à la chambre, la série Silex résonne des échos des cailloux ramassés au plus près du quotidien. Les silex pourraient-ils incarner les témoins d’une disposition ou d’une pulsion immémoriales, l’émergence d’une alchimie qui sépare la matière pierreuse en ses essences ? Au mur et sous vitrine, en leporello, dialoguant avec le texte de Léa Bismuth, « comme des visages / caverneux / œil / sans tain », les photographies, à la familière étrangeté dans ce qu’elles montrent et cachent des silex, inquiètent « l’évidence / toujours hors d’atteinte » ; elles infiltrent leur immanence, leur part d’inaccessible, en recherche et potentialité d’une narration à la fois ordinaire et onirique toujours à réécrire ; en leurs portraits, noir et blanc, les silex figurent un imaginaire polysémique de l’avant et de l’après des outils, vanités des temps géologiques et des récits des jaillissements de la main.
L’exposition est voyage, des forêts aux antres de la terre. Dans la Sierra del Aguilón (province d’Almeria), les cristaux de sélénite s’irisent des réfractions internes d’une cavité oubliée d’une ancienne mine de plomb et de fer. L’échelle des photographies prend le réel à défaut, dans l’indétermination d’un chaos antéhumain, elle allie le temps et l’espace géologiques en archive d’une mer disparue. Entre l’obscurité tellurique et la clarté cristalline, la pierre au nom de lune semble garder la porte dissimulée d’un inconnu, d’un lieu primordial peut-être habité d’une mythologie des origines, de la mémoire rocheuse de déesses antiques. Le regard s’ouvre à la méditation de ce qui se lie sous la terre et sur la terre.
Une émergence, déambulation, dans le halo de sa lampe, le marcheur, François de la Varende, au pas lent, semble esquisser un ballet presque fragile au rythme du son interne de la terre et de l’éclatement des gouttes d’eau (Sébastien Ronceray). La vidéo le suit dans les palpitations orangées des parois, de l’obscurité révélée ; elle témoigne, dans leur mutité, des correspondances et des accords entre le temps de la présence humaine et le temps géologique des concrétions, jeux d’échelle où se répondent l’événement créatif et les changements pétrifiés, les manifestations présentes des existences passées. En contrepoint, La Main de l’enfant, empreinte en négatif d’une main de petite taille, interroge le passage, la volonté de laisser une trace, une pensée, un message ou une intercession dans l’obscurité des concrétions de calcite, un autoportrait peut-être, qui pourrait, par son exposition dans un caisson lumineux, lui donner une dimension indicielle de l’histoire de la photographie ou, par son interprétation, questionner les débats anciens sur la datation et la présence ou non de peintures pariétales, les débats récents sur le rôle et la place des femmes dans la réalisation des peintures pariétales. Le film et l’image en tête au sortir de l’exposition, le visiteur se prend à rêver en parallèle d’une autre déambulation dans les rues désertes : « ces mains / ouvertes […] / Du noir de la nuit […] Je suis celui qui appelle / Je suis celui qui appelait qui criait il y a trente mille ans » (Marguerite Duras).
Dans l’attention à un au-delà du réel et de ses images, aux battements de l’invisible dans les correspondances entre le passé et le présent rendus par la postproduction et le tirage, Juliette Agnel révèle sa perception intime des couches d’histoire que partagent la terre et les hommes, leur esprit autant que leur altérité ; elle ouvre les portes intérieures au déchiffrement et au partage d’une spiritualité et d’une mémoire communes : « L’art qui me touche tient à cette relation du réel à l’invisible, à ces forces qui nous entourent mais que nous ne voyons pas […] c’est la même quête que je poursuis inlassablement : saisir ce qui nous unit en profondeur, en rappelant que le corps de l’homme est un fragment signifiant du cosmos ».
Juliette Agnel, Pierre, feuille, silex, Commissariat Marta Ponsa assistée de Raphaëlle Braq, Jeu de Paume-Château de Tours, en partenariat avec Les Gens d'images
25 avenue André-Malraux, 37000 Tours
14 juin - 10 novembre 2024.
Voir en ligne :
https://chateau.tours.fr/exposition/juliette-agnel/
https://jeudepaume.org/evenement/exposition-juliette-agnel-tours/,
https://julietteagnel.com/projets/works