A toi de faire, ma mignonne 

Une autobianchi Lutèce rouge de 1968 vous accueille à l’Hôtel Salé. Sophie Calle s’est garée ici. Pour célébrer les cinquante ans de la mort de Picasso, le musée parisien invite Sophie Calle à lui rendre hommage. Fidèle à elle-même et à ses obsessions, Sophie Calle accepte tout en ayant cherché les accroches possibles entre ce minotaure et elle. La partie sera rude, surtout pour les afficionados du catalan.

L’exposition s’ouvre au rez-de-chaussée par ses créations liées aux récurrences de son art et de son existence (absence, disparition, règle, substitution, première fois, parce que, mort…) avec le peintre : des tableaux sont voilés par des réponses de questionnaires sur l’œuvre en question (il est interdit de soulever le voile), des photographies de tableaux protégés pendant la fermeture du musée lors du confinement (ils disparaissent derrière les emballages de fortune, mauvais Christo) sont accrochées, une sculpture évoquant une chèvre est emballée, un Guernica dont il ne reste que le format (270824 m2) collectionne les œuvres de Sophie Calle comme un puzzle. 
Puis, son cénotaphe nous invite à monter dans les étages.

Elle expose les séries réalisées sur les aveugles, et des images cachées par du tissu que nous pouvons ici soulever… et nous rions jaune souvent entre ce qu’elle brode sur le velours et ce qui est photographié/caché. Voilà « la règle du jeu » est définie. Lot de consolation pour les touristes venus spécifiquement pour Pablo Picasso, dans la chapelle une chaise les attend pour contempler « La Célestine » (œuvre noire de la période bleue). Soulignons le fait que l’Institution, le musée Picasso, a respecté la carte blanche donnée à cette artiste protéiforme, certains lieux n’auraient pas été jusqu’au bout de l’acceptation, sans doute. 
Désormais, Sophie Calle a décidé d’investir tous les étages, comme si c’était sa rétrospective, et en égrenant des citations de Picasso et son regard à travers quelques autoportraits, comme lien avec ses périodes de création.

Sophie Calle par la répétition recrée comme ses « Histoires vraies » ré-éditées en permanence en ajoutant de nouveaux récits. Toutes ses obsessions y figurent : La première fois et la dernière fois, pourquoi et parce que, les rituels et les cimetières, le trop et le peu, le rien et le tout, la mort et la morbidité, regarder et lire, texte et image, intimité et impudeur, secret et dissimulé, humour (noir) et ironie, premier et second degré etc. Et surtout sa vie, elle fait de sa vie la matière première de son œuvre. A commencer par ses parents : Bob Calle et Monique Szyndler. Avec l’âge, elle célèbre ses 70 ans en 2023, Sophie Calle amplifie son obsession de la mort et de l’après. C’est le décès de son ami Jean Lafont, le fameux manadier digne d’un héros de roman de Françoise Sagan, chez qui Sophie Calle logeait quand elle retournait dans le Sud (au Cailar – Camargue) qui lui inspire le fait d’inventorier par Drouot son « chez elle » à Malakoff, sachant qu’elle n’a ni descendance, ni d’ascendance.

Avant d’accéder à la présentation de ses objets dûment répertoriés au dernier étage, elle inventorie les 61 projets aboutis avec les couvertures et les titres réels de la Série noire de Gallimard comme autant de devinettes et rend hommage à sa mère fantasque (« un brin brun de folie ») et son père protestant cancérologue et collectionneur, en reprenant des œuvres exposées dans sa carrière à la Biennale de Venise, au Palais de Tokyo ou pendant le Festival d’Avignon … Elle joue les Prolongations, ce terme l’a marqué sur une affiche d’une exposition de Picasso au Palais des Papes à Avignon, vue quand elle avait 17 ans. Sophie Calle prend au sens littéral les mots, les expressions souvent et l’autobiographie et la fiction s’entremêlent. 
Elle réussit à convaincre Bernard Ruiz-Picasso, le petit fils de Pablo Picasso, à mettre aux enchères à la fin de l’exposition une assiette de Vallauris, céramique réalisée par son grand-père pour honorer un courrier adressé par une association en aide aux aveugles à Picasso (resté sans réponse de sa part) pour contribuer à la création d’une « maison des yeux clos ».

Après avoir traversé les objets de la maison de Sophie Calle déménagée ici, nous arrivons au catalogue raisonné de l’inachevé. Sophie Calle a décidé de tout montrer (une mise à nu moins littérale que celle qu’elle faisait, jeune, à Pigalle, un travail alimentaire de strip-teaseuse) même les projets restés « lettre morte ». Et c’est sans doute la partie nouvelle la plus intéressante de la rétrospective, l’ensemble des projets inaboutis est bien exposé et expliqué, et notamment le pourquoi de l’inachèvement. Il est à noter que Sophie Calle a ajouté à la main quelques annotations à différents endroits des différents étages… ne pouvant pas s’empêcher de continuer (le trop).

Cette partie de l’exposition révèle la volonté de toujours chercher chez Sophie Calle avec (et autour de) ses obsessions… et avec la lucidité de décider que cela prendrait trop de temps, que cette idée est banale, quelconque… toutefois, la malicieuse artiste entrevoit deux pouvant être continués et sans doute certains pourront donner de nouvelles pistes à d’autres projets. L’itération plutôt que la répétition. 
A la fictionnelle injonction « à toi de jouer ma mignonne » lancée fictivement par Pablo, la réponse de Sophie pourrait être « Pousses-toi de là, pour que je m’y mette » … Maline, elle est. Une sélection de chefs d’œuvre du maitre est au sous-sol sans aucune intervention de Sophie Calle cette fois-ci (au moins un sous-sol pour lui dans son propre musée pour cet anniversaire). Si elle le « relègue » au sous-sol, le regard, les écrits du peintre sont partout, son fantôme est bien là. C’est bien son musée parisien investi temporairement par une « picassiette », jeu de mot que Sophie Calle fait (Picalso).

Un point rapproche les deux, la superstition de la mort : jouer avec la grande faucheuse devient tabou à un certain moment. Picasso à la fin de sa vie peignait vite avec des coulures pour symboliser la vitalité, le refus de mourir, et a toujours refusé de faire un testament car « cela attire la mort ». Et Sophie Calle se rappelant des fausses obsèques de Jean Lafont avec son tombeau perlé par Othoniel dressé au milieu des taureaux, lui causant une attaque cardiaque juste après… (dont il s’en remettra mais cela sonne comme un signe prémonitoire) et que tous ses préparatifs furent détruits par une forte rafale de vent quelques jours avant sa vraie mort, son vrai enterrement, cela l’invite sans doute à renoncer à exposer sa nécrologie commandée à un spécialiste du genre. Se faire remarquer de la mort à des limites, Picasso et Calle ont au moins cette superstition en commun.

Comme sa mère qui annotait souvent en légende ses photographies d’elle par « et moi, et moi aussi » (voir le livre « Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique … » édité par Xavier Barral, 2012), Sophie Calle reprend les mots de sa mère au sens littéral de #metoo. Du haut de ses 70 ans, être une femme libre est aussi un « combat » (elle fut militante féministe et a pratiqué l’avortement clandestin dans sa jeunesse pour aider – mais cela n’a jamais donné lieu à un projet, trop personnel. Cette période a donné un projet inachevé présenté), et de surcroit être une femme artiste est toujours difficile… même si le combat commence à porter ses fruits et des évolutions sont à noter. 
Et puis, elle « déboulonne » la statue de l’homme Picasso avec ingénuité, rappelons-nous sa misogynie, une amie espagnole pendant mes études (années 1990) me rappelait qu’elle ne comprenait pas cette dévotion populaire à un homme (à son art, oui, elle le respecte) qui pouvait continuer à peindre après avoir incité deux femmes courtisées à « se crêper le chignon » pour lui dans la pièce à côté…