La récente parution d’un recueil d’entretiens avec Andy Warhol, nous laisse de lui une image forte et insaisissable à la fois. Sous
la promesse d’un art qui serait le reflet de notre monde de consommation et qui ne dirait rien de plus que ce qu’il montre, Warhol
affiche un jeu d’indifférence. Parfois, il préfère que ce soit lui qui pose les questions aux journalistes, d’autres fois, il ne
leur répond que par oui ou non, ou bien il tient à ce que tout soit enregistré et retranscrit. Et si rien d’extraordinaire ne semble
avoir été dit, c’est peut-être sous l’effusion de la banalité qu’il nous faut rechercher l’image d’un homme fragile.
Sur les photographies, son corps est blanc et noir [1]. Blanc [2] : cheveux argentés, visages sans ombres, chemise blanche. Noir : Lunette de soleil, léger soulèvement de la lèvre supérieure, veste. Il aime aussi porter un t-shirt rayé, alternance des bandes dans le sens de la largeur, noires et blanches. Il est mince [3]. Quand il tourne le dos, on s’aperçoit que ses cheveux ont été décolorés sur le devant et que sa nuque est recouverte de noir.
Le blanc, c’est l’image. C’est pour cela qu’il aime les stars. Elles sont gorgées de lumière. Ce sont nos icônes. Et leur lumière nous traverse aussi. Chacun aura son quart d’heure de célébrité. Mais toutes les images périssent. Tout périt aujourd’hui. Marilyn. Liz [4]. Le corps noir et blanc.
« Dés que les magnétoscopes seront plus performants – l’obsolescence programmée est une chose terrible – j’aimerais faire de la télévision. » [5] dit-il. Il pense qu’il va pouvoir redonner vie aux célébrités, à tous ces corps rayonnants figés dans notre fascination. Il veut être un artiste du désir [6]. Il a déjà imaginé ce film. Il lui a fait prendre forme.
Noir, c’est la caméra. C’est son regard. Et il n’aime pas que les gens prétendent avoir les yeux bleus alors qu’ils ne sont que marrons clairs [7]. Dans la nuit de ce regard, les images deviennent des choses concrètes. Pop [8], elles explosent une à une dans l’humus du cerveau et sont aussi fraîches que du soda.
Jusqu’à l’hypnose. Jusqu’à l’ennui. Ses films sont imbuvables. Il fixe la caméra sur son objet et attend que la pellicule se vide. Il appelle cela des portraits mais il aurait tout aussi pu bien dire des photographies animées [9]. Son premier film s’appelle Sleep. On voit un homme qui dort durant six heures. On voit le poète John Giorno allongé dans des draps blancs. Il a du faire semblant de dormir plusieurs nuits de suite car Andy n’avait que des bobines de trois minutes [10].
Andy était terrifié. Il allait savoir si le cadrage fixe de son film pouvait redonner vie à une simple image. Il allait savoir si son regard était sexué [11], si on pouvait y deviner tout le désir qu’il aurait pour ce corps blanc. Mais la magie de l’artiste n’a pas opérée. Le blanc ne s’est pas transformé en noir. La chair des images ne sera jamais cuir, merde, pisse [12].
Le noir est sa couleur préférée [13]. Mais le monde ne s’accepte que blanc. Noir puis blanc, noir et blanc. Il improvise toujours pour que le blanc paraisse noir et que le noir se cache derrière du blanc. Son art se résume à jouer le drame de l’éclipse et la flagrante beauté de la mode. Quand on lit les interviews qu’il a accordé aux journalistes, il semble toujours chercher quelque chose. Il se montre fragile et délicat, déclares les affiches publicitaires magnifiques. Il dit une chose et son contraire ou bien répond par oui ou non. Souvent il hésite, ou ne parle pas assez fort. On ne peut jamais être certain de rien, seulement de ses caprices. Son jeu a l’apparence d’une partie interminable d’échec. Blanc contre noir.
Qu’est-ce que la fragilité si ce n’est ce constant balancement entre deux valeurs, l’animalité sombre contre l’éther de l’image ? Alors il n’y a plus à hésiter. » Avoir deux choses à la fois pour avoir deux choses à la fois » répète-t-il au sujet du double écran de projection de son film Chelsea girls [14]. Finalement il aime autant le blanc que le noir [15].
Et, pour avoir la puissance de captation résolue à cette ambivalence, il lui faut se proclamer machine [16]. Le 3 juin 1968, Valérie Solanas, présentée par la suite comme féministe et homosexuelle, veut sa mort et tente de l’assassiner ; cette machine lui était devenue intolérable tant, peut-être, elle y ressentait cette animalité.