Adepte du polaroid, Anne Locquen multiplie ses autoportraits sensibles dans sa chambre et photographies de ses enfants au bord de la mer. Rencontre avec une pratique artistique instinctive…
Yannick Vigouroux : Vous me disiez que vous n’aviez pas de formation en photographie ?
Anne Locquen : Non, aucune. J’ai appris toute seule, comme cela.
YV Donc votre pratique de la photo est intuitive ?
AL Complètement. Au début j’ai acheté un appareil pour ma fille sur un vide-grenier. Je me suis retrouvée avec cet appareil entre les mains… cela faisait longtemps que j’avais envie de faire de la photo mais je n’avais jamais osé essayer car je n’avais aucune formation. Mais j’avais il est vrai de fortes sensations d’images ! Quand j’arrivais quelque part, quand je voyais quelqu’un prendre telle pose, je me disais… là je prendrais bien une photo ! Cela me donnait vraiment envie de photographier mais je n’osais absolument pas le faire. Et puis, finalement quand je me suis retrouvée avec ce petit polaroid entre les mains, je l’ai utilisé, et je me suis lancée comme cela… j’ai eu beaucoup de ratés, j’ai fait absolument n’importe quoi au début ! Je me disais : je n’y arriverai jamais, ce que j’obtenais n’était pas du tout ce que je voyais et voulais. En plus les films Impossible, car je n’ai pas du tout connu la génération d’avant, c’est très aléatoire, aspect qui m’a finalement aidé car je me suis un peu concentrée sur la technique, il me fallait réfléchir à ce que j’allais faire, ne pas faire n’importe quoi…
En effet, oui j’ai une pratique très instinctive… Je réfléchis quand même à mes images, mais disons que cela dépend des moments, et des lieux.
Quand je suis chez moi, il s’agit de photos auxquelles je pense beaucoup en amont. Je les imagine.
YVLes photos avec vos enfants par exemple ?
ALOui. Les autoportraits aussi que je fais dans ma chambre. J’y pense avant, en tout cas à un, et souvent ce que j’obtiens n’est pas ce que j’avais envisagé !… Tant mieux.
YVC’est un décalage intéressant…
ALJe constate que finalement mon idée première ne s’avère finalement pas terrible, mais ce que j’obtiens est très intéressant. Là, en revanche, contrairement aux prises de vues extérieures, la lumière je la connais. Dans ma chambre je sais quand je vais pouvoir faire des photos, en fonction des saisons, obtenir ce que je veux. Là, je travaille beaucoup ma lumière. Quand je suis en extérieur en revanche, c’est vraiment plus difficile de contrôler cela, quand la lumière est belle j’essaie vraiment d’aller très vite, je ne réfléchis absolument pas à l’image que je vais prendre, je sais qu’elle est là. Que je sois seule ou avec les personnes que j’emmène pour travailler, c’est quelque chose de viscéral !
YVNancy Rexroth déclare qu’avec son petit Diana en plastique, un appareil-jouet qui valait seulement quelques cents dans les années 1970, la photographie « vient des tripes » et que c’est une « machine à poésie »…
ALC’est un peu cela. Quand je suis dehors, j’éprouve une sensation forte, quand c’est le moment de faire l’image il faut absolument que je la fasse. Quand je ressens cela, je sais qu’en général, elle va être bien.
YVL’image va être en adéquation avec le ressenti…
ALL’image va avoir une force que je n’avais pas prévue.
YVC’est intéressant que vous déclariez avoir acheté le polaroid sur une brocante, pour vos enfants. Car le polaroid pour moi c’est avant tout « l’enfance de l’art ». Cette pratique telle qu’elle que se la sont appropriée des artistes, pas la pratique au grand-format léchée de la mode et la publicité, à partir des années 1970 est avant tout amateure… Ainsi Walker Evans ou André Kertész à la fin de leurs vies qui ont eu beaucoup utilisé le polaroid SX-70. Aujourd’hui, dans les pratiques dites « plasticiennes », je pense à Knut Marron ou Corinne Mercadier entres autres dans les années 1990, c’est le choix qui est fait par les artistes. Ce qui m’intéresse avant tout, dans le cadre de la foto povera, c’est les pratiques amateures utilisées à des fins créatives comme la tienne…
ALOui, c’est ce que j’essaie de faire, comme je n’ai pas de compétence, j’utilise les ressources créatives d’un tel boîtier polaroid. Comme je n’ai jamais appris la technique photographique, il faut que j’ai l’image tout de suite.
YVLe résultat est immédiat…
ALVoilà. Je gâche beaucoup de film car s’il y a un infime détail qui ne me plaît pas dans l’image quand je travaille chez moi par exemple je la recommence jusqu’à ce que j’obtienne ce que je voulais.
YVLes images que l’on peut découvrir de vous sur internet sont-elles retouchées ?
ALNon. Je me contente de nettoyer un peu les scans. de dépetouiller. Donc, quand l’image sort, il faut qu’elle soit parfaite, si quelque chose ne me plaît pas, je la refais ! Je recommence.
YVJ’aime beaucoup un autoportrait de vous avec des branchages. Il ne semble pas que ce soit une surimpression, est-ce une image faite avec une branche réellement posée sur le visage ?
ALEn fait il y a deux images superposées. Il y a deux polaroids : moi, et ce n’est pas un vrai autoportrait car la photo a été prise par mon compagnon – je lui ai dit comment cadrer et d’appuyer – car je n’avais pas de trépied. Je l’ai ensuite séparée de son support et je l’ai passée de la bombe à dorer ; l’autre image de branche a été décollée de son support aussi, il faut le faire rapidement dans les 5 mn, ainsi toute la chimie blanche reste sur le négatif et l’on se retrouve avec l’image transparente, je l’ai faite sécher et posée sur le pola de mon visage. Souvent, je prend beaucoup de photos de végétaux sans intention particulière, que je mets de côté. Je les garde, je les regarde de temps en temps. Je les superpose ensuite aux visages : quand je fais un portrait je me dis tiens ça je l’associerais bien avec telle image de végétal !
YV Il y a aussi cet autoportrait pris dans un miroir… en intérieur chez vous ?
AL En fait je photographie beaucoup dans ma chambre, où j’ai une très belle lumière, à l’étage de ma maison, dont l’orientation est vraiment bien. Je ne prends jamais de photo le matin car la lumière ne me convient pas, cela donne avec les films Polaroid Originals des tons marrons que je n’aime pas trop. En général, je photographie plutôt l’après-midi et en fin d’après-midi. Même l’hiver, je m’y mets souvent à partir de 16 h, il faut faire vite l’hiver car il fait nuit vite.
YVDans cet autoportrait, un diptyque est composé par les deux miroirs, dans la plus pure tradition picturale…
ALJ’aime beaucoup les portraits de Francis Bacon, ses autoportraits déstructurés. Mon but ultime serait de faire avec une installation de miroirs ce type de portrait en photographie.
YVJ’aime bien cette photo de tes enfants au bord de la piscine qui me fait penser à l’univers de Corinne Mercadier qui a elle aussi beaucoup photographié ses enfants…
ALOn était dans un hôtel au Pays Basque. L’hôtel était un peu glauque mais la piscine très sympa. J’ai dit à mes enfants : stop ! Vous allez poser là maintenant, tout de suite… Et la photo était là. J’adore les photographier, ils râlent un peu mais finalement s’y plient bien volontiers, ils ont une photogénie assez fascinante. Je n’ai pas besoin de les diriger, il y a une pose qui vient automatiquement. Je ne sais pas si cela vient de notre relation, ils savent sûrement un peu ce que j’attends !
YVEn Italie où vous avez exposé « Reflection », nombre d’artistes tels que Paolo Gioli utilisent le transfert polaroid…
ALC’est vrai. Je n’ai personnellement pas recours à cette technique mais je l’aime beaucoup.
YVJ’aime aussi beaucoup votre photo de profil aux tons très chauds, est-ce un polaroid ?
ALNon, en fait c’est un photomaton, ce que je pratique dès que c’est possible, réalisé à la Halle Saint-Pierre à Paris, le musée d’art Brut. Avec les enfants on en fait beaucoup, on s’amuse…
YVLes tons et la pose me font penser à Juliette Magaret Cameron, à l’époque victorienne, aux papiers albuminés…
ALOui j’aime ce rendu « sépia ». J’aime beaucoup le film « chocolate » de chez polaroid, au rendu magnifique. J’en ai eu quelques packs avec beaucoup de mal car il est très recherché.
Pour jouer avec le bonnet – il fallait trouver une idée avant de poser – j’ai répété dans le miroir devant le photomaton avant…
YVJ’aime aussi cette image inscrite dans un rond, qui montre vos enfants ?…
ALNon, il s’agit d’un autoportrait que j’ai fait avec une amie. J’ai besoin de travailler avec des gens qui me sont proches. Je suis assez timide et doute beaucoup de ce que je fais, il faut que je sois à l’aise avec les gens, qu’il n’y ait pas de jugement quand je rate une prise de vue, qu’on l’on puisse recommencer et cette amie, Gaëlle, est d’une patience à toutes épreuves… Je peux lui dire de ne pas bouger pendant 10 mn, elle le fera. Je travaille beaucoup avec elle.
Il s’agit du film « rond frame » de polaroid, qui n’existe plus maintenant et qui était superbe. J’ai fait poser cette amie puis je me suis intercalée dans l’image.
YVSur celle-ci il s’agit de ta fille ?
ALOui, à une terrasse de café dans Paris. Sa posture me faisait beaucoup penser à des images de Sarah Moon. Sa bouche, son maquillage, m’évoquait les mannequins de la photographe.
J’utilise aussi pour les formats rectangulaires un Fuji 180.
C’est ainsi qu’est réalisé ce paysage rocheux de bord de mer…
C’est pris à l’île d’Yeu. C’est un négatif de Fuji 100. Je me suis inspiré d’un livre intitulé Le grand livre du polaroid, dans lequel j’ai d’ailleurs quelques images de reproduites. Il recense toutes les techniques photographiques dont celle-ci, la javellisation de négatif. Après avoir enlevé la partie sombre du négatif, je le scanne.
YVN’y a-t-il pas risque de verser dans l’esthétisme de l’imperfection en multipliant les accidents dans l’émulsion ? Mais je pense que votre pratique évite cet écueil.
ALJe l’espère. Je me sers des imperfections du polaroid bien évidemment que ce soit dans l’utilisation du pack intégral ou des films peel apart. Je les souhaite ! Quand elles me plaisent je garde l’image mais pas systématiquement. Dans la technique de javelisation des négatifs utilisée pour cette image de l’île d’Yeu, il faut rincer l’image à l’eau et cela peut enlever ces traces blanches que l’on voit, l’idée est de cesser le rinçage au moment décisif !
YVPour l’exposer vous seriez donc obligée de réaliser un tirage ou un impression…
ALTout à fait. Avec cette technique, j’aimerais ne faire que des paysages, les réinterpréter.
YVJe trouve que ce travail sur le film lui donne une dimension très physique. J’ai lu dans un entretien avec vous que selon vous « parler de ce que l’on est, c’est aussi parler de son corps ». Travailler sur le polaroid n’est-ce pas en effet travailler sur son corps ?
ALOui, bien sûr. Je travaille beaucoup sur la question de l’identité et sur le corps, et celui des personnes que je fais poser, notamment celui de mon amie. Sur mon propre corps, je me déstructure complètement, quand je travaille avec les miroirs.
YVComme chez Bacon…
ALVoilà, ce sont des autoportraits, je veux que les gens se retrouvent à travers ces images, c’est déconstruit et c’est à eux de reconstruire ce corps, s’approprier l’image en pensant à eux.
YVCela leur confère une dimension universelle
ALC’est cela. L’autoportrait cela peut être parfois un peu narcissique mais je ne l’envisage pas comme cela. C’est aussi pratique de se photographier…
YVVous devez aimer Francesca Woodman ?
ALOui j’adore. Alix Cléaud-Roubaud aussi.
YVEt les polaroids d’Andréi Tarkovski ?
ALAh oui j’adore aussi. Il y a une grande universalité dans ses images en apparence très simples.
YVC’est très intimiste et nostalgique…
ALSes films aussi. C’est sublime. Chaque plan est une photo.
YVD’autres peintres que Francis Bacon vous ont-ils influencée ?
ALNicolas de Staël. Picasso, le cubisme.
YVPeut-être David Hockney et ses mosaïques de polaroids aussi ?
ALOui, c’est fascinant et c’est je pense quelque chose que je serais incapable de faire.
Les séquences panoramiques au Fuji Intax mini de Karine Maussière sont très belles aussi…
Les images de Karine ne sont pas complètement raccord mais décalées légèrement, des écarts intéressants. C’est en voyant son travail que j’ai eu envie de m’acheter un Fuji Instax mini.
Certains utilisent pour leurs séquences l’ Instant Lab, un appareil que l’on place sur son smartphone et qui permet de tirer des images : ils prennent une photo qu’ils découpent et tirent des polaroids complètement raccords. Cela donne d’incroyables mosaïques.
YVVous faites partie du collectif « Femmes photographes »…
ALLe collectif a cessé d’exister. Il n’existe plus que la revue du même nom.
YVQuel était l’objectif de ce collectif ?
ALC’était de défendre le travail des femmes en photographie.
YVJe vous avouerais que mon inquiétude à l’égard de ce genre de projet est de tomber dans le travers d’une discrimination positive… Je pense en effet que si dans sa pratique commerciale la profession de photographe demeure majoritairement masculine, en revanche dans sa pratique artistique nombreuses sont les figures féminines de premier plan, comme en attestent entre autres les histoires de la photographie que j’ai rédigé avec Christian Gattinoni. Pour moi l’histoire de la photographie est depuis ses débuts très féminine contrairement à ce qu’on dit souvent !
Peut-on aujourd’hui se définir comme une femme photographe ? En quoi le regard serait-il différent de celui des hommes ?
ALJe pense que oui. Il y a une sensibilité complètement différente. Déjà, il y a un regard féminin sur les femmes, les hommes n’ont pas du tout le même regard sur elles. Je pense qu’on reconnaît une photographie de femme faite par une femme. Après je ne suis pas certaine qu’il y ait un regard vraiment féminin dans les travaux de photo-reporters, mais dans une pratique plus artistique ou plasticienne oui.
YVUne chose m’intrigue : dans le regard qu’une femme pose sur l’homme, il y a très peu de nus… Les rares nus masculins que je connaisse ont été fait par des homosexuels.
ALC’est vrai. Les hommes n’aiment pas trop poser, j’ai du mal à leur faire accepter de le faire pour moi, même habillés. J’y arrive avec mon fils et mon compagnon, j’ai demandé à des copains et ils acceptent rarement.
YVMoi j’ai souvent accepté de le faire mais il est vrai que je suis dans le processus…
ALIl y a une timidité et une pudeur que l’on a peut-être moins nous les femmes. Ils ont peut-être peur que l’on ne rentre dans leur intimité ? Je ne sais pas d’où cela vient…
YVL’entretien se termine et peut-être cette fin donnera-t-elle aux hommes l’envie de poser pour vous ?…