« Aphorismes picturaux et Féminologie, entretien avec Caroline Guth »

Rencontre dans son atelier de Montmartre avec une peintre figurative férue de philosophie qui revendique l’héritage de la Renaissance, posant son regard féminin « architecturé » et onirique sur le corps de ses contemporains. Immersion dans l’intimité de son processus de création…

Yannick Vigouroux : Vous réalisez des « aphorismes picturaux »… J’aurais aimé savoir de quoi il s’agit exactement ?

Caroline Guth : J’ai une formation universitaire en philosophie à la place d’études de l’art. J’ai été un peu forcée par ma mère à faire de la peinture et du dessin lorsque j’étais enfant. Mais l’esprit des Beaux-Arts des années 1990 ne me convenait pas. J’ai donc préféré faire des études de philosophie et ensuite, je suis revenue à la peinture, et celle-ci a toujours été pour moi de l’ordre de la pensée. Je me suis rendu compte que mes tableaux étaient réalisés dans l’esprit de la Renaissance. La peinture c’est avant tout pour moi une manière de transmettre un discours, des valeurs, mais sous forme d’images, de symboles, contrairement à la parole qui se manifeste sous la forme de mots.

Comme j’adore les aphorismes, ces petites phrases de sagesse, morales, aux sens multiples – il y a beaucoup de sens qui peuvent se superposer – j’ai décidé de peintre des tableaux qui soient du même ordre. C’est un langage visuel au lieu d’être un langage articulé. Je les ai donc nommés « aphorismes picturaux »…

Yannick Vigouroux : Qu’est-ce qui ne vous convenait pas dans l’enseignement dispensé par les Beaux-Arts dans les années 1990 ?

Caroline Guth : J’ai eu au Baccalauréat une option arts plastiques et une professeure qui me poussait à faire les Beaux-Arts ; elle réalisait des sculptures en tissu très conceptuelles… Mais pour moi dans l’art, même si bien sûr il peut y avoir du concept – d’ailleurs comme on vient de le dire j’appelle certaines de mes œuvres des « aphorismes » – il faut que l’objet soit celui qui parle, qu’il soit incarné. Pas besoin de discours à côté pour comprendre l’œuvre ! J’aspire à un art qui se suffise à lui-même et n’ait pas besoin d’une liste explicative à côté. Le problème selon moi avec l’art conceptuel c’est qu’on a besoin de cette liste, sinon on ne comprend pas les symboles.

Yannick Vigouroux : En effet cet art conceptuel n’existe pas sans le métadiscours théorique qui l’accompagne…

Caroline Guth : Oui. Je voulais des œuvres d’art qui puissent parler, et reparler à chaque génération, pour cela il faut que l’œuvre soit sans fin, qu’elle soit sans fond, qu’elle soit toujours polysémique et réinterprétable. C’est ce qui fait selon moi la magie des tableaux et fait que l’art de l’Antiquité nous parle encore d’une certaine façon, parce que l’on peut encore se le réapproprier. Alors que je trouvais que dans l’art conceptuel, l’œuvre est tellement pauvre, le discours prime tellement sur l’œuvre, que pour moi ce n’est plus de l’art, c’est autre chose…

Yannick Vigouroux : C’est vrai que l’art conceptuel n’est pas un art de continuité mais de rupture.

Caroline Guth : C’est en effet un art de rupture, mais en même temps il reste en continuité avec la cosa mentale de Léonard de Vinci. Mais quand Léonard de Vinci parle de la cosa mentale, celle-ci est intégrée dans la peinture. On ne pense pas à côté de la peinture ou de la sculpture. On ne pense pas à côté du faire, mais dans le faire. Dans l’art conceptuel d’aujourd’hui, le faire peut-être délégué à n’importe qui, les artistes sont avant tout des concepteurs. Ils perdent le côté « Je suis aussi un artisan ». Les peintres de l’époque de Léonard de Vinci savaient très bien qu’à la base ils étaient avant tout des artisans, mais en ne se contentant pas de faire juste des copies de modèles, par leur façon de penser ils devenaient des artistes. C’étaient avant tout des penseurs, mais des penseurs avec un savoir-faire. C’étaient des manuels. Quand les auteurs de l’art conceptuel des années 1950-70 se sont réapproprié la cosa mentale, je trouve qu’ils ont fait en sorte que ce concept aille dans leur sens, mais je pense qu’ils ont trahi l’esprit de Léonard de Vinci.

Yannick Vigouroux : Vos œuvres entretiennent un rapport très fort à la mythologie…

Caroline Guth : Oui, tout à fait. Dans ma famille il y a beaucoup de mythes ancestraux, donc je pense que j’en ai hérité. Le mythe c’est ce qui vous permet de surmonter certaines épreuves de la vie. Quand on donne aux choses une dimension de profondeur, comme la mort par exemple, que l’on peut voir de manière triviale : l’on disparait puis il n’y a plus rien, l’on peut au contraire grâce à l’art la mystifier, elle prend alors une toute autre dimension. Il en ressort quelque chose de beaucoup plus puissant et intéressant pour la vie même.

Yannick Vigouroux : Quelles sont vos influences philosophiques ?

Caroline Guth : J’aurais plutôt un penchant pour les philosophes qui ont réfléchi sur la vie. Paradoxalement, j’ai fait un mémoire de maîtrise sur la « Médecine cartésienne », mais Descartes, un mécaniste, a écrit tout de même un traité sur les passions de l’âme. Il y a chez lui un début d’approche psychologique. Après je me suis intéressé à des philosophes tels que Spinoza, Kierkegaard, Nietzsche, et bien sûr les existentialistes. J’ai fait mon mémoire de DEA sur Hans Cassirer, quelqu’un qui a réfléchi ce qu’est l’homme. Le plus connu de ses ouvrages est La philosophie des formes symboliques (1923-1929) : il considère que la capacité première de l’homme est d’être un « animal symbolique », avant d’être l’ « animal rationnel » d’Aristote, ou un « animal politique ». Il est capable de créer à l’infini des symboles. Cela m’a beaucoup intéressée parce que cette conception de l’homme a énormément influencé la philosophie de l’art.

Yannick Vigouroux : Vous peignez le corps féminin nu, mais aussi le corps masculin. Ce qui est plutôt rare de la part d’une femme, même aujourd’hui, en 2023 !…

Caroline Guth : C’est parce qu’il y a eu un interdit très fort pendant des siècles. Les femmes déjà n’avaient pas le droit de représenter de nu, petit à petit elles ont eu le droit de représenter le nu féminin, quant au nu masculin elles n’avent absolument pas le droit de le représenter, et surtout pas ses parties intimes. Cela a beaucoup marqué l’esprit des femmes : je pense que c’est pour cela qu’encore aujourd’hui beaucoup d’entre elles n’osent pas objectifier le corps de l’homme.

Yannick Vigouroux : Vous travaillez d’après nature ?

Caroline Guth : Oui. Tous les modèles sont des modèles réels qui posent pour moi. Je ne peins jamais d’après des photos d’inconnus mais d’après des gens que j’ai rencontrés, contrairement à Raphaël par exemple qui travaillait d’après des modèles préétablis. Après cela m’arrive de les photographier parce que je ne peux pas les faire poser pendant des heures. Je tiens beaucoup à cela parce que selon moi c’est ce qui fait la qualité de mes portraits. C’est très important pour moi que les gens que je représente aient une existence réelle. Cela correspond plus à mon époque, où l’on a donné de l’importance à l’individualité, à la singularité de chacun. Le Caravage lui aussi, et en cela il était très moderne, faisait le choix de modèles réels…

Yannick Vigouroux : L’une de vos toiles est un hommage à Lucian Freud…

Caroline Guth : C’est une influence importante pour moi parce qu’au XXe siècle il y a peu de peintres qui ont osé faire du vrai nu. Il y a Balthus aussi qui a osé faire un peu de déshabillé, Jean Rustin dans des hôpitaux psychiatriques. Mais Lucian Freud est la seule personne à avoir fait autant de nu, et du nu puissant. C’était pour moi un réconfort de constater qu’après l’art conceptuel et l’art abstrait, l’on pouvait encore faire du nu et être un grand peintre.

Yannick Vigouroux : Il y a aussi ce que vous avez nommé « L’écheveau du temps » …

Caroline Guth : J’ai beaucoup travaillé sur la mise en temporalité des décors, une chose à laquelle je suis très sensible. Avant de travailler là-dessus, j’avais fait ce tableau qui montrait ce qu’était concrètement un corps qui est dans un métro en mouvement. Quand j’ai rencontré l’illustrateur Philippe de Rodrigue, qui lui faisait des « temporalités féminines », je me suis dit que j’allais collaborer avec lui, que j’allais peindre ses modèles, ce que j’ai fait dans mon atelier mais sans faire comme lui des « temporalités féminines ». Ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à la féminité. Mais ma conception du temps n’est pas liée au corps, qu’il soit masculin ou féminin. A un sexe. J’ai dit à Philippe de Rodrigue que j’allais appeler cela « L’écheveau du temps », parce que ce sont des mélanges de différentes époques de l’art, c’est aussi matérialisé par ces fils qui sont comme des fils du temps…

Yannick Vigouroux : Des points de fuite spatiaux aussi ?

Caroline Guth : Voilà. Ils suggèrent une forme de temporalité spatiale. Ce sont aussi des fils comme dans un écheveau de laine.

Yannick Vigouroux : Comme le fil d’Ariane aussi ?

Caroline Guth : Aussi. Donc est apparue cette idée de représenter des fils, ce qui m’a permis de juxtaposer, relier différentes temporalités.

Yannick Vigouroux : Sur votre site internet, vous parlez d’ « onirisme architecturé »…

Caroline Guth : En effet, j’en parle dans une interview avec Jean-Philippe Domecq. A l’époque j’expliquais que dans certaines toiles, sans être pour autant structuraliste, j’aimais le fait que la composition mette en ordre, en relation, des choses qui peuvent donner différents types de discours selon la façon dont cela est assemblé. Comme un bâtiment en fait, c’est pour cela que j‘utilise le terme « architecturé ». Quand vous êtes architecte, vous construisez un bâtiment et vous allez vouloir mettre en perspective des idées, qu’elles concernent la grandeur, le divin, la science ou la technique etc., peu importe ce que vous voulez mettre en avant. Vous allez penser un ensemble de choses qui devront s’assembler pour pouvoir manifester cette idée, ou ce désir.

Beaucoup d’œuvres de la Renaissance incarnaient un désir de montrer que l’homme pouvait rejoindre le divin. Des œuvres virtuoses, très riches, en même temps très intellectuelles, très rationnelles. Toutes mes œuvres sont pensées comme des tout où il y a des parties qui doivent dialoguer les unes avec les autres. Tout cela est très pensé. Jean-Philippe Domecq m’avait demandé si je me sentais proche du Surréalisme. Le Surréalisme faisait avant tout appel à l’inconscient, mais de manière plus anarchique. Alors que dans mes toiles, j’essaie de faire consciemment apparaître le sous-jacent. C’est un sous-jacent qui parle, et c’est pour cela que cela peut faire penser au structuralisme, cela peut faire penser aussi à Lacan, il y a quelque chose qui est plus structuré dans l’inconscient que ce que l’on peut croire. C’est quelque chose qui est déjà mis en forme en fait.

Yannick Vigouroux : Pouvez-vous nous parler de ce que vous nommez « féminologie » ?

Caroline Guth : « Féminologie » est un néologisme que j’ai forgé, c’est la contraction de « phénoménologie » et « féminin ». Cela correspond à ma période londonienne, avant que je ne rentre à Paris. J’évoluais dans un environnement d’expatriés où il y avait beaucoup de femmes, qui avaient beaucoup de temps tandis que les hommes travaillaient, et j’observais ces femmes qui venaient d’un milieu social différent du mien et qui essayaient d’exister et je me suis dit : je vais essayer de voir comment l’esprit féminin essaie de s’incarner, dans des postures, dans des croyances, des modes d’être, des valeurs…

Ces tableaux qui étaient des portraits de femmes devaient produire un discours montrant comment le féminin pouvait s’incarner. J’ai fait aussi un film qui montre comment ce féminin a été en grande partie construit et pensé par les hommes. Mes tableaux montrent comment des femmes essaient d’incarner un féminin qui finalement n’est pas elles au départ. C’est quelque chose qui leur a été projeté ou donné par le regard d’un homme. C’est ce que je raconte dans mon court métrage. La « féminologie » était censée montrer ce décalage entre l’état de l’enfance où l’on ne sait pas encore ce que l’on est, et cet état où l’on vous dit : « Et bien voilà, tu es cela. » Pour beaucoup d’enfants, je pense que c’est troublant, parce que finalement, ce qui est évident, pour un homme ou une femme adulte – « tu dois être cela » -, ne l’est pas du tout pour lui…

Propos recueillis à Paris le 11 décembre 2023