Du 11 mars au 8 avril se sont déroulées deux expositions autour des travaux d’Art dans Language. La première dans les galeries de l’école régionale des beaux-arts de Nantes, la seconde au château la Bainerie à Tiercé (Maine et Loire). Une occasion de s’interroger sur les incidences aujourd’hui des valeurs contestataires de ces œuvres qui ont trouvé leur place dans l’histoire de l’art. La pièce « Karaoké » donne des airs pop et rock aux textes d’Art and Language, cherchant à rétablir la vivacité de leur climat initial. La fascination romantique du contexte châtelain peut aussi porter main forte pour s’extirper d’une expérience esthétique assez figée et renouer avec le dialogue esthétique qui est à la base d’Art and Language.
Le premier espace de la galerie de l’école des beaux-arts de Nantes offre une expérience de regard où le « classicisme » de l’œuvre présentée a tendance à figer le spectateur. Miroirs, œuvre réalisée en 1965 par Art and Language, y est accrochée comme lors de sa première visibilité. Les miroirs sont disposés sur des murs blancs, en alternance avec des toiles où sont inscrites des indications conceptuelles concernant leur réalisation. Michael Baldwin, l’un des deux artistes du groupe encore présent, a exprimé des sentiments de mal-être face à cette situation de reconduction mimétique. Comme quarante ans auparavant, le discours critique adressé aux spectateurs a avancé une lecture de cette œuvre comme une réponse à l’hégémonie du modernisme américain de Greenberg. Les spectateurs n’ont pu alors qu’acquiescer puis avancer silencieusement vers les panneaux picturaux et les surface réfléchissantes. En 2005, la croyance dans la valeur esthétique de cette pièce n’est plus mise en doute et conditionne la réception. Art and Language, groupe important de l’art conceptuel, jouit de l’assise de la lecture historique. Il ne reste au spectateur qu’à mettre l’œuvre à l’épreuve de son expérimentation, en lisant consciencieusement les consignes sur les toiles et en captant son reflet en traquant des indices de la matérialité des supports. Vitres posées sur les miroirs, bulles d’air, surface partiellement brouillées : peu à peu le face à soi s’évanouit, rompant avec l’ouverture moderniste de l’œuvre sur le monde.
Le processus fonctionne comme une belle assertion à l’histoire de l’art. La tournure de l’exposition prend toutefois une autre teneur dans la seconde galerie de l’école. Là, un bar accueille le visiteur et le conduit dans une pièce étroite animée par un karaoké. Deux micros attendent son entrée dans l’œuvre, à suivre vaille que vaille par sa prestation chansonnière les textes d’Art and Language mis en musique dans des rythmes rock et folk. Le karaoké se fait à partir des disques réalisés entre 1975 et 1983 par Art and Language et Red Crayola, et propose au spectateur des histoire drôles et efficaces, à la limite de l’absurde : jeux de langage, de significations et de musicalité. Le karaoké est aujourd’hui une forme musicale assez ringarde. A l’heure où l’interactivité est bien installée dans la paysage de l’art contemporain, cette pièce trouve une actualisation en porte à faux, qui accentue sa teneur ironique. On n’est plus, comme avec Miroirs, dans le raccourci temporel qui questionne sur la valeur du présent de l’œuvre, mais la posture participative que doit endosser le spectateur l’interroge sur sa capacité à s’approprier la pièce par sa prestation. Ses chances seront peut-être plus grandes à rentrer dans le vif du propos s’il n’a pas négligé de s’arrêter dans le bar à l’entrée.
Discussions d’un homme seul
L’exposition est constituée d’un second volet, grâce à la présence près d’Angers d’un collectionneur totalement dévoué à Art and Language. Philippe Méaille a construit son univers de vie à partir et pour les pièces d’Art and Language qu’il accumule depuis dix ans. Il a acheté à cet effet un château qu’il termine de remettre en état après cinq années de travaux, et y a encadré et installé, avec l’aide de l’école, la majorité de sa collection. Dès l’entrée, les œuvres se succèdent sur les murs et habitent chaque espace. Le parcours n’est absolument pas muséal, il est affectif. Il est avant tout conçu pour être signifiant pour le maître des lieux qui aime flâner dans les parages des œuvres et entrer en dialogue avec elles. Elles attendent sa disponibilité, lorsqu’il cesse de s’affairer pour le château et perpétue avec les objets le parti pris de discussion qui est à la base du travail d’Art and Language. On l’imagine sans peine dîner en fixant une toile de grande dimension qui est issue de la série Index : now they are : un tableau monochrome recouvert d’une vitre qui récompense la grande attention portée à son égard en dévoilant furtivement quelques lettres qui forment un petit signe bien sympathique, « hello ». Quels sont alors les contenus des échanges qui se tissent entre les œuvres et le collectionneur ? Philippe Méaille n’en dira rien, ne laissant aucune trace écrite de cette cohabitation loquace, et se justifiera en rappelant à nos esprits le privilège accordé à la culture de l’oral dès l’ère socratique. Sa jeunesse, ses airs de grand timide et son mode de vie très romantique participent à l’attitude fascinée qui se propage dans ce château et porte sur les mots, les images et l’hôte des lieux.