Six mois après sa nomination au prix Marcel Duchamp, Barthélémy Toguo présenta du 12 octobre au 25 novembre 2017 un ensemble d’œuvres réalisé pendant l’été 2017 à la galerie Lelong de la rue de Téhéran à Paris. Strange Fruit est l’évocation d’une chanson rendue célèbre par Billy Holiday :
« Southem trees bear strange fruit
Blood on the leaves and blood on the root
Black bodies swinging in the southem breeze
Strange fruit hanging from poplar trees. »
« Les arbres du sud portent un fruit étrange
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du sud
Un fruit étrange suspendu aux peupliers »
Dans l’espace de la galerie Lelong, des vinyls se balancent, pendus au bout de branches d’arbres. Là le temps s’est arrêté. A moins que ce ne soit l’œuvre de Barthélémy Toguo qui nous interpelle et nous interrompt dans notre promenade décidée quelques heures plus tôt au parc Monceau. Strange Fruit. Gout amer du sang dans la bouche. Et pourtant certains hommes se sont délectés de cette étrange saveur assurant ainsi leur suprématie sur des femmes et des hommes qu’ils avaient classés comme inférieurs dans cette taxinomie de races qui polluent encore aujourd’hui notre époque et notre planète Terre.
Une face rouge. Une face noire. Musique. Southem trees bear strange fruit. Mélodie silencieuse dans laquelle on entend des cris. L’installation de Barthélémy Toguo n’a pas de bande son.
Délectation. Quand la chaleur se tait, écrasante, faisons silence par respect à ces hommes, femmes et enfants noirs dont le destin a été de se lever un noir matin et d’avoir été tués parce qu’ils portaient la couleur de l’obscurité blanche. Black bodies.
Le sang qui coule dans nos veines est rouge, comme la face B du vinyl de Billie Holiday, pendue aux arbres, branchages reconstitués par l’artiste qui n’a de cesse de dénoncer la prolifération des violences racistes à travers le monde.
Des corbeaux de laiton sont perchés sur les branches. Or. Charognes. Les fruits de ces arbres morts sont des dessins. Cordes de pendus. Who is the true Terrorist ? Ce dessin de Barthélémy Toguo date de 2010. Main fermée, poing levé, ensanglanté. Cette encre sur papier nous rappelle que l’engagement de Barthélémy Toguo ne date pas d’aujourd’hui. Black bodies swinging in the southem breeze. Strange fruit hanging from poplar trees.
Notre ventre est écartelé par la souffrance, déchiqueté par la violence de ces crimes commis par les états ségrégationnistes du sud des Etats-Unis d’Amérique. Corps noirs lynchés. Anonymes à l’encre rouge dessinés. Et la mélodie de cette chanson interprétée par Billy Holiday semble resonner dans l’espace, accompagnée par les chants des esclaves de cotons. Percutions de l’Afrique ancestrale. Le rossignol s’est tu. Le sang rouge des hommes coule sur notre front. Le regard cherche une échappée. Fruit. Trees in the southem breeze. Poplar trees.
Le buste d’Ida B Wells, journaliste afro-américaine est au cœur de l’installation. Laiton. Couleur Or. Son combat : la lutte contre la ségrégation et le lynchage. Méconnue en Europe, née en 1862, morte en 1931, son livre Les horreurs du Sud n’a été traduit et édité à Genève qu’en 2016.
Quelles sont les armes des meurtriers ? Revolvers. Chaise électrique. Chiens aux crocs acérés à la langue pendante. Où sont les maîtres ? Au nom de quoi ont-ils commis ces crimes ? Et cette question posée par l’artiste lui-même : Who is the true Terrorist ? revient lancinante comme un nouveau refrain à la chanson de Strange Fruit. Et nous restons figés, pétris d’effroi face à cette beauté qui jaillit de l’inéfable, de l’insupportable tragédie. L’exposition de Barthélémy Toguo est une allégorie qui ne nous laisse indemne. Rien n’est inéluctable dans une tragédie.