Bruno Barbey, né au Maroc en 1941, a été formé à Vevey en Suisse et est entré à Magnum en 1966. A l’époque les grands noms les plus actifs étaient deux des fondateurs de l’Agence créée en 1947, Henri Cartier Bresson et Marc Riboud, ou le suisse René Burri. Les débouchés éditoriaux de leurs reportages se trouvaient dans les grands magazines comme Life, Stern ou Match qui leur consacraient régulièrement des portefolio de 16 à 24 pages.
L’institut Français de Prague dirigé par Olga Poivre d’Arvor expose le corpus des images en noir et blanc réalisé au long des journées de mai 68.
Le photographe se remémore la situation :
« Je suis rentré à Paris au printemps 68, après un long voyage en Asie du Sud Est (la guerre du Vietnam faisait rage) et du Japon où avaient eu lieu de grandes émeutes. J’ai photographié la plupart des manifestations. Pendant des semaines mes vêtements étaient imbibés de l’odeur tenace des gaz lacrymogènes. »
En 68, la télévision, l’ORTF, était aux ordres du gouvernement, elle s’est mise en grève et l’information au jour le jour était surtout relayée par les radios, notamment RTL et Europe 1, l’ensemble des images produites et ce corpus exposé à l’Institut Français de Prague constituent un témoignage historique d’importance. Parmi les initiatives révolutionnaires de distribution de l’information il est intéressant de rappeler qu’avec Godfard et Chris Marker ils se rendaient en province diffuser les « photos-ciné-tracts » à partir de leurs clichés repris au banc titre. Barbey fonctionne en plein dans la tradition du reportage opérant en noir et blanc, sans flash, « ces coups de tonnerre dans le réel », obligé cependant à utiliser une carte de presse falsifiée pour entrer dans l’usine Renault occupée. De façon symbolique la manifestation gaulliste des Champs Elysées qui marque le retour à l’ordre sera elle clichée en couleurs.
Dans sa production livresque si les reportages sur l’Italie sont aussi en noir et blanc il se révèle un grand coloriste, dès ses ouvrages sur la Pologne, le Portugal, Fès ou Essaouira. Pour mieux comprendre la singularité de son approche on peut la comparer à ce que Josef Koudelka a produit à Prague pendant l’invasion soviétique. Rétrospectivement ce qui nous y apparaît essentiel ce sont moins les attitudes ou les mouvements collectifs que les visages. Barbey au contraire se révèle comme le photographe des corps en mouvements. On le constate encore aujourd’hui quand l’ensemble de ses portraits présents sur son site sont généralement cadrés en plan américain intégrant le corps du modèle. Et cela éclate aussi dans la construction chorégraphique de ses panoramiques couleur réalisés au Maroc.
L’agence Magnum en quarante ans a beaucoup bougé, on peut voir son ouverture grâce à la cooptation d’une première génération d’homme âgés aujourd’hui de quarante à cinquante ans qui ont inauguré de nouvelles attitudes, on peut citer parmi eux l’américain Alec Soth, le russe Gheorgui Pinkhassov, l’anglais Martin Parr ou le français Antoine d’Agata. Avec eux les séries, la fiction, une approche plus plasticienne ont fait leur entrée. Plus récemment l’arrivée de deux jeunes femmes comme l’anglaise Olivia Arthur ou l’argentine Alessandra Sanguinetti ont accentué ce tournant, dans des propositions plus narratives.
Par ailleurs aujourd’hui en France les collectifs sont nombreux et actifs comme le Bar Floréal, Tendance Floue ou l’Œil Public avec un auteur très important comme Guillaume Herbaut. D’autres aujourd’hui travaillent des fictions documentaires, l’un des premiers fut Jean-Luc Moulène avec ses « Objets de grève », Luc Delahaye qui a quitté Magnum pour travailler dans le double champ de l’art et de l’information, on peut citer aussi Gilles Saussier avec son livre « Le ruban documentaire » ou les mises en scènes de guerre d’Eric Baudelaire, autant que l’invention d’un état imaginaire, série produite à partir de reportages dans différents pays d’Europe Centrale.
Le travail poursuivi par Bruno Barbey, actuellement au Brésil, et celui d’autres membres de l’Agence Magnum, complète ces approches dans une vitalité de la création photographique, même si les formes audiovisuelles leur redonnent une autre visibilité. Elles co-existent avec les nouvelles propositions de fictions documentaires personnelles ou collectives. Si Kafka dans son journal écrivait « on photographie les choses pour se les chasser de l’esprit » on en entend la résonance au niveau individuel. Cependant, aujourd’hui que les visées politiques gouvernementales tendent à éliminer l’héritage de mai 68, des expositions comme celle-là parce qu’elles reposent sur un projet esthétique fort, nous laissent penser que faire l’économie d’un tel bouleversement sociétal, le chasser de tous les esprits ne sera pas si facile, l’œuvre résiste.