CBG On peut partir de ce qui nous réunit, au fond une expérience asiatique longue, d’écriture, de pensée, de voyage. Vous, c’est le Vietnam en 94, moi en 98, c’est le Japon et après la Chine. Or je crois que ce rapport à l’Asie transforme considérablement la pensée, le travail.
(…)Je crois que la lumière du Vietnam est singulière, très différente par exemple de la lumière du Japon.
CJ C’est toujours le jeu entre l’eau, la terre et le ciel. L’eau prend la couleur de la terre, rouge dans le sud du pays, elle est toujours un peu boueuse, contraste avec le vert des rizières, très tendre, vif, intensifié par la lumière. Pendant la mousson, la pluie vous inonde, vous transperce. Le ciel se déverse tout entier en un instant. Les rues se vident… Après la pluie, tout revit, lavé. Après la pluie, l’air est limpide. Restent les flaques immenses reflétant le bleu du ciel, de nouvelles coulures apparues sur les murs travaillés par les averses quotidiennes. Le Mékong si large par endroits qu’on ne voit pas l’autre rive, est souvent de couleur jaune, presque or selon les heures du jour. L’eau charrie la terre, ses alluvions, ce n’est pas calme. La chaleur alanguit les corps et l’air saturé d’humidité brouille les contours.C’est une lumière dorée, une lumière d’or, poudreuse, parfois elle coule comme une rivière. On retrouve ces qualités de lumière dans les laques poncées du Vietnam.(…)
CBG C’est une lumière d’or que vous trouvez avec les jaunes des derniers paysages. Une chose m’a frappée, vous avez fait une exposition que vous avez intitulée « Mai Mai ». Selon la traduction, c’est à la fois toujours, demain, mais aussi la fleur du printemps. On a un temps polysémique. Toujours et demain, pour nous, sont contradictoires, et quand on en arrive à parler de la fleur du printemps, il est encore plus contradictoire que le « toujours » soit floral. Cela me rappelle mon étonnement, devant deux notions japonaises dont j’ai beaucoup parlé. Ce n’est pas très loin de ce temps paradoxal pour l’Occident, qu’est le Mujo, l’impermanence des choses, le flux, le courant. Quelque chose que j’ai ensuite traduit dans la recherche des entre-deux. Or il se trouve que vous avez travaillé sur l’entre-deux. Quelle expérience du temps avez-vous eu et en quoi le temps a-t-il affecté votre travail à l’époque, à la fois la peinture, mais aussi les paysages dans et sur les pierres ?
CJ Je me suis laissée couler dans le rythme de la vie vietnamienne, dans ce temps différent où les choses se font dans l’instant, dans le moment, dans le quotidien. Je travaillais dans une pièce dont le toit de tôle accroissait la chaleur, alors je me levais très tôt et faisais la sieste l’après-midi. Prise dans le rythme de la vie vietnamienne, ce que j’éprouvais dans mon corps, mon regard, passait tout naturellement dans la peinture. Etirements, fluidité, les gestes construisaient l’espace, un lien se créait entre ces paysages et le médium.
Le verbe ne se conjugue pas dans la langue vietnamienne. On situe toujours l’action dans le temps. Aujourd’hui, demain, hier, je aller là. On vit au présent, on investit le présent.
Les pierres sont en revanche une part d’éternité. Les pierres de longévité, les jardins de pierres existent aussi au Vietnam. Je suis allée dans l’endroit où l’on vend ces pierres de toutes sortes aux formes souvent tortueuses, où l’on passe des heures à choisir une pierre. Certaines de ces pierres viennent du fond de la mer, près de Nha Trang, elles ressemblent à la matière du corail, elles sont tendres, friables, on peut facilement les griffer, les entailler. Ce que j’ai fait alors, sans que cela soit visible au premier regard, rejoignait les pierres de rêves chinoises qui étaient peintes par les lettrés de façon discrète, de façon à ce qu’on ne distingue pas ce qui est de la pierre de ce qui est peint ; contrairement aux pierres peintes à la même époque en Occident, de scènes mythologiques, par exemple les métamorphoses d’Ovide, sur des pierres semi-précieuses. L’intervention minimale, subtile, imperceptible accompagne bien l’esprit de la pierre.
Mai mai est une exposition que j’avais conçue comme un jardin, avec des pierres que j’ai entaillé, des fragments dispersés dans l’espace. Les peintures sur bois alignées à hauteur d’œil comme une ligne d’horizon, comme de multiples tableaux dans le tableau qu’était la salle d’exposition, comme la vision d’une réalité qui ne s’offre jamais d’emblée dans son entier. J’ai utilisé de grands panneaux de bois complètement abîmés par les pluies. Ces supports avec ses couches de peintures écaillées, des clous plantés au hasard, des bribes de lettres ou de chiffres portant aussi les marques du temps, étaient aussi l’ « invite muette » dont parle Roger Caillois, disait aussi que « l’homme, qui se sait lui-même destructible, est naturellement ému par l’image de la dégradation. »
CBG Je trouve que dans vos grands tableaux, il y a des lignes qui fonctionnent comme des laques, qui sont comme des surfaces de réflexion, qui zèbrent le tableau comme des inflexions qui se croisent, qui sont des chemins qui ne mènent nulle part, puisqu’il n’y a pas d’horizon. Tout cela est assez cohérent avec un travail pictural que j’appellerais cosmique. Je crois que dans vos grands tableaux et aussi dans les variations sur les petits tableaux qui explorent des formes inachevées, des formes ouvertes, des lignes de forces, des variations colorées, il y a ce souci cosmique qu’avait Matisse, qu’avait Paul Klee et que l’art occidental a longtemps perdu et retrouve actuellement.
CJ Lorsque j’ai fait ce vol en Ulm au-dessus de la baie de Somme, j’ai vu de la soie, de la nacre, des plis irisés, des plissements, presque comme de grandes robes étalées, j’ai pensé aux robes d’argent des Ménines de Vélasquez. Ce paysage aux nuances violettes et roses, ce désert humide, est un territoire instable et toujours renouvelé, tour à tour inquiétant ou paisible selon les heures du jour, la pluie, ou le vent.
Loin du sol, je me suis étonnée de la beauté presque intime des matières, de toucher du regard le grain des substances, de sentir leur énergie dans le vif de l’air. Il me semble que dans mon travail, il y a toujours une relation entre deux ou plusieurs éléments, entre une vision du petit et du grand, un télescopage, un mélange, des chevauchements, des superpositions ; les formes peuvent être contradictoires et pourtant elles fonctionnent ensemble. Il y a cette idée d’interpénétration, de trajectoires obliques, de la surface vers la profondeur, ou de choses qui remontent des stratifications de la matière, de la traversée du tableau.
CBG Vous avez fait des tableaux qui s’appellent Traversée. J’ai l’impression que ce sont des espaces d’outre monde que vous explorez, c’est-à-dire le monde, mais comme si vous pouviez le voir du fond de la mer ou du haut du ciel. Le fond de la mer et le haut du ciel, c’est la même chose et c’est ce double voyage qui fait qu’à la fois, c’est très aquatique et en même temps très terrestre.(…) C’est l’infini d’en haut et l’infini d’en bas qui se rejoignent dans la recherche d’un espace. Je pense au livre de Michel Schneider « Petite histoire de l’infini en peinture » parce qu’il montre bien que l’objet de la peinture c’est l’infini. Mais c’est l’infini de manière extrêmement différente. L’infini de Monet dans les Nymphéas, l’infini de Matisse dans les papiers découpés, avec ces mêmes bleus très forts, et l’infini des monochromes. Et vous, je pense que c’est un double infini. Un infini microscopique et macroscopique, un infini doublement aquatique, c’est-à-dire aquatique par en bas, aquatique par en haut. S’il n’y a pas d’horizon, il y a du ciel, il y a de la lumière du ciel et il y a de l’aérien.
CJ
Si je regarde les paysages de la baie de Somme, le ciel est dans l’eau. Il y a une combinaison des éléments : l’eau, sa circulation, les sables mouvants, le rythme des marées, les heures du jour où rienn’est jamais semblable. Tout se joue entre les tremblements de la lumière, le souffle de l’air et les circonvolutions des sables noués aux mouvements des vagues, en plis et replis, en un rythme que redouble le ciel gris troué par instants d’œillades bleutées et transparentes. L’eau face au ciel, aux sables, avec ses forces et ses résistances, n’a rien d’inerte. Vivante si on y plonge, si on s’y baigne. Il y a ce phénomène de résistance, de violence mais aussi une dimension jubilatoire, une aisance et une force : toute l’ambivalence de l’eau. Selon leur nature, les fonds la colorent différemment selon leur nature, vase, algues, pierres ou galets. Selon la pollution aussi. Je me souviens des mers de mon enfance, quand le sable et les galets étaient maculés de goudron. Les grandes nappes de mazout, telles des yeux immenses, irisés, ondulaient au gré des courants. La mer captait tous les mouvements du ciel, absorbait tous les nuages et toute la lumière, j’avais découvert ses variations.
CBG C’est ce que j’appelle le regard du fond de l’eau.
CJ Ce qu’on peut percevoir des couleurs de l’eau, c’est celle du ciel et celle des fonds.
CBG Ce sont elles qui remontent dans votre peinture. D’un coup on saisit ce qu’est le cosmique, ce jeu des énergies et ce jeu des métamorphoses, des rythmes organiques de l’eau qui est le thème de tous vos tableaux.