« « […] ces fictions documentaires / qui témoignent de l’état des mondes / qu’on va leur laisser [aux générations de nos enfants et petits-enfants]. » La dédicace de l’ouvrage en dit le projet, celui de rendre compte, dans toute la complexité des démarches des artistes, des potentialités critiques d’une photographie alternative « dans la justesse de la co-présence aux êtres et aux choses » (Gilles Saussier cité par les auteurs). Si la fiction documentaire en photographie accompagne l’histoire de la photographie (pictures-stories, Elisabeth Mac Causland ; direction in the picture story, Arthur Rothstein ; Fred Lonidier, Martha Rosler, Alla Sekula Jeff Wall…, la photographie négociée), sa reconnaissance et son développement aujourd’hui ouvrent des perspectives heuristiques renouvelées sur le régime d’iconicité contemporain.
Se pose alors la question de la capacité fictionnelle à combler le manque d’image, à réactiver la représentation du réel et l’écriture de l’histoire à partir de l’archive incomplète et d’une scénographie de la mémoire mêlant l’individuel et l’intime au collectif. L’archive, la recherche documentaire, l’enquête immersive de terrain, l’après-coup et le réemploi, l’imaginaire critique, la postproduction participent ainsi de différents protocoles, souvent empathiques et plus ou moins liés à des groupes et des communautés, pour donner réalité et penser les non-dits, les non-vus dans une perspective de mise en question des violences sociales, politiques, économiques, culturelles : « C’est la fiction qui a apprivoisé nos consciences et nous a aidés à envisager l’impensable » (Boris Cyrulnik, cité par les auteurs).
Le livre traite en profondeur de toutes ces questions et de bien d’autres à travers les expérimentations, les productions, les modes de diffusion et de réception d’une centaine de photographes, cinéastes, reporters, femmes et hommes de radio, écrivains, historiens et architectes, interprètes, danseurs et chorégraphes.
Six chapitres, entre lesquels sont insérés cinq hors champ de transition (« cinéma, son, littérature, architecture, danse »), et un index ouvrent à une multiplicité de lectures, faisant du livre tantôt le compagnon et guide d’une immersion en lecture suivie dans les fictions documentaires, tantôt une encyclopédie et un ouvrage de référence toujours prêt à être consulté pour le plaisir de l’œil et l’exercice critique de la pensée sur les systèmes de représentation dominants et les potentialités du médium photographique. Titrés par un infinitif qui engage la dynamique des processus et des protocoles, les six chapitres s’organisent en une série de monographies construites autour d’une ou de deux reproductions grand format que présente et interroge le texte fluide des deux auteurs, permettant ainsi au lecteur de découvrir et de comprendre la démarche des photographes : « Le but n’est pas de montrer la réalité, mais plutôt comment l’observateur, avec son idéologie, son histoire, et ses a priori va rencontrer un espace-temps qui n’est pas le sien, mais qui est dans le-les corps des autres. » (Olivier Menanteau cité par les auteurs).
En intégrant le dispositif apparent de la production de l’image dans celle-ci, en se positionnant dans une démarche « alter-informative » (Bruno Serralongue cité par les auteurs), qui posent le rôle du photographe dans la documentation, la transmission et la circulation des informations, les artistes « [gardent] traces ». Ils donnent à observer et à penser la dimension construite de l’actualité et des référents utilisés pour en légitimer la représentation. Le questionnement réciproque de la réalité et de la fiction qui la documente, brouille ainsi l’évidence informative, expose repères et certitudes au doute et à l’imaginaire créateurs. « Images de simple police ; Fictions archiviales ; Ces images qui nous gouvernent », en trois entrées, le premier chapitre, images à l’appui, invite ainsi à réfléchir l’impensé – et quelquefois à envisager l’impensable – de l’image, en circulation ou inscrite dans notre mémoire.
En rupture avec les cadres habituels qui fixent la représentation de la réalité, les artistes, dans une relation interactive avec les modèles et les témoins et une individualisation qui peut aller jusqu’à la coréalisation de l’image, en réactivent la mémoire. Ils réinvestissent l’identité iconique dans un engagement de l’imaginaire, une théâtralité utopique, des dispositifs d’exposition qui scénarisent l’information dans la représentation du quotidien et la résilience partagée, en autoportraits collectifs. « Une mythologie personnelle ; Une histoire communautaire ; Passage de témoins ; Une histoire genrée » : à travers la « [négociation de] l’image », se pose ainsi la question des dialogues croisés avec la sociologie, l’ethnographie et l’histoire, explorant l’entrée en relation avec l’autre, personnes et collectifs et la pertinence de ses mises en image.
Dans une démarche d’enquête, où la fabrication de l’image et le hors champ iconique comblent le manque d’archives ou les activent dans le montage (auto-)biographique, les photographes donnent un visage aux anonymes, une vie aux victimes occultées ou oubliées. « Retravailler les icônes ; Remplacer l’archive ; Intégrer l’archive ; Activer l’archive » : dans l’entremêlement heuristique des temps et des images, l’intime fictif, individuel ou collectif, devient ainsi la source de la réappropriation de l’histoire par les communautés, les dominés et les invisibles, une modalité du « Refaire l’histoire » dans l’écoute de l’autre.
Face à une certaine dérive médiatique de l’image documentaire, et aux limites de celle-ci pour questionner les expériences collectives de violence topographique, topologique et paysagère des sociétés, la fiction ouvre la voie pour figurer les lieux dans leur rapport à l’événement, en opérer la déconstruction et en dynamiser l’histoire, ainsi que les formes et les potentialités de reconstruction. Il s’agit alors, dans différentes stratégies de mise à vue, moins de produire de nouvelles photographies de la violence, que de déplacer la cohérence optique, de développer les propriétés imageantes pour montrer ce que la violence fait aux images. « Des levées topographiques de terrain ; La méthode des lieux ; Déplacements géographiques ; Refondations architecturales » : les fictions documentaires « [donnent] lieu » à l’histoire, la rejouent dans des décors du quotidien ou de séries télévisées, inversant les polarités de l’espace. Ce faisant, elles questionnent ce qui façonne les lieux et les architectures par le jeu des temporalités, par l’anachronisme, comme outils privilégiés de l’expérimentation des spatialités aveugles, de ce que cache la topographie.
En questionnant par la photographie d’après-coup l’élaboration du statut social, les artistes s’engagent, souvent par l’intermédiaire de l’autoportrait impliqué, dans une démarche participative où l’empathie interroge autant les esthétiques du stéréotype que la transmission intergénérationnelle des traumas et l’impact émotionnel de l’histoire individuelle et collective. « Partages d’expériences ; Manipulations technologiques ; Le re-enactement » : la fiction intime, le détournement d’images télévisées ou de caméras de surveillance, la reconstruction d’événements historiques « [rendent ainsi] corps », dignité et vérité aux victimes invisibles, à tous ceux que la dépendance des systèmes d’autorité à l’égard d’une photographie prétendument objective exclut et détruit.
En multipliant les expériences performatives et en diversifiant les situations de diffusion, les artistes inventent de nouvelles formes critiques dans la reconstruction métaphorique des événements ; ils les réinstallent dans des décors domestiques, dans les lieux publics ou dans des lieux de mémoire participant ainsi à la destruction des stéréotypes et à la sensibilisation des consciences par l’interrogation de l’histoire et de ses résonnances dans le temps vivant. « Investir un site ; Postproductions vernaculaires ; Changements de média ; Montages technologiques » : en « [postproduction] », les photographes télescopent des fragments iconiques, les installent dans le paysage, les superposent, rapprochant des réalités et des environnements séparés, créant une fluidité de sens dans la manipulation et les montages d’images issues de différents supports et de différentes fonctions, définissant ainsi, dans une stratégie de combat contre le déni des bruits du temps, une nouvelle approche du regarder.
Les liens et les complémentarités avec les différents champs artistiques que mettent en évidence les quatre hors champs (cinéma, son, littérature, architecture, danse), mais aussi le dialogue avec les sciences, particulièrement les sciences humaines et sociales, à travers l’entretien, l’enquête, l’expérimentation, enrichissent la démarche d’une forte dimension critique, créant un nouveau rapport au réel et à ses représentations. C’est ainsi, dans toute sa diversité et ses engagements pluriels, à une pensée critique de l’image, de ses fonctions, de ce qu’elle dit ou montre et ne dit ou ne montre pas, qu’invite ce large panorama réflexif des fictions documentaires en photographie à lire d’urgence avant d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir son journal.