En saisissant l’occasion de la sortie en coffret de la réédition des fascicules des “Saynètes comiques” réalisées par Christian Boltanski en 1974, qui s’intitule La Mort pour rire, la librairie de la galerie Marian Goodman a exposé un ensemble des productions déjà anciennes de l’artiste : des séries de photographies en noir et blanc, des films et de grandes affiches coloriées au pastel.
Les films ultra-courts, comme les petits récits photographiques en quelques tableaux, ont toujours pour objet de faire revivre aux spectateurs des moments d’une enfance qui serait censée être celle de l’artiste. Mais, à l’inverse de ses oeuvres précédentes datant de 1969 : “Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance” ainsi que la “reconstitution des gestes effectuées par Christian Boltanski” où le sérieux prédominait, les “saynètes comiques” sont d’abord des pantomimes drolatiques. L’enfance y est fantasmée, elle n’est pas reconstituée. Boltanski veut jouer l’enfant, jouer avec l’enfance, et il surjoue les sentiments puérils jusqu’à la grimace à travers les représentations de scènes anodines, ridicules ou touchantes. “ J’ai eu l’idée de raconter mon enfance, puisque c’était mon “image de marque”, mais d’une autre manière, d’une manière clownesque.”
On peut voir dans les petites séries de photographies des récits exemplaires. La mort du grand-père, L’histoire du père (un souvenir de guerre et de bataille) mais aussi des moments de l’enfance : Le Baiser honteux, La grimace punie (par un maître d’école sévère). Et encore L’anniversaire, La première communion, La visite du docteur… Tous ces clichés ne sont, en réalité, que des pseudo-souvenirs qui concernent la plupart des personnes qui les regardent, et qui se situent au delà du mythe de la singularité de l’existence individuelle. Pour Christian Boltanski, la famille, l’éducation et l’enfance sont des formes culturelles, plus collectives qu’individuelles – dont la signification est sociologique plus que psychologique – et elles peuvent donc très bien s’universaliser : tous les souvenirs d’enfance se ressemblent, en définitive.
Ainsi, dans L’âge d’homme, Michel Leiris comparait son enfance (l’époque qu’il s’efforce de raconter) à un pays inconnu à explorer. Cette sorte d’identification impersonnelle est encore accentuée dans les petits films en couleurs, où Boltanski utilise le plus souvent une grande poupée de ventriloque pour le représenter, tandis qu’il joue le rôle des adultes : celui de la mère dans Le repas refusé (une cuiller pour Papa, pour Maman) ou dans La toilette (où il épie sa mère qui se met du rouge à lèvres). Il reproduit des jeux : le jeu de cache-cache avec le grand-père, les jeux avec une voiture à pédales.
Il montre les pleurs provoqués une bêtise punie excessivement (La réprimande injuste). Enfin, une scène rapporte l’annonce de la mort du grand-père, que l’enfant refuse d’entendre en faisant la sourde oreille.
Le comique très particulier de ces saynètes tient à l’inversion des rôles. Car d’ordinaire, c’est l’enfant qui joue à faire l’adulte : il joue au papa et à la maman, au docteur, à conduire une voiture, etc… alors que chez Boltanski, c’est au contraire un adulte qui fait l’enfant, et ce renversement produit un effet pervers de régression qui peut gêner ceux pour qui l’art devrait être une activité à prendre au sérieux. Le “c’est pour rire”, la distanciation qui est caractéristique du jeu n’est pas aisément transposable à l’activité artistique. C’est la raison pour laquelle le critique Harald Szeemann avait parlé de “mythologies individuelles”. Les “saynètes comiques” sont des représentations morcelées ; elles montrent plutôt des éléments épars de légendes qui ne construisent aucune mythologie unifiée.
Leur mise en scène très minimaliste qui fait tout le charme de ces épisodes décousus donne lieu, dans les affiches qui les relatent, à un Portrait de l’artiste-Boltanski-en clown. Car Christian Boltanski a choisi pour cette série d’oeuvres pour modèle l’artiste de cabaret Karl Valentin (1882-1948) dont il avait visité le musée à Munich. Ce clown, amateur d’absurde, proche du dadaïsme, proposait dans ses sketches parodiques un humour dont le burlesque restait toujours proche du tragique.
Le rire est pour ces deux artistes une manière de survoler la détresse, sinon de la surmonter, et de ravaler les pleurs en tentant d’en rire en forme de grimace dans une constante dérision des aléas de la condition humaine. Déjà, on peut sentir chez Christian Boltanski une hantise de la mort – dont il traitera frontalement plus tard – présente en filigrane dans ses petites oeuvres au comique dérisoire et dont la part d’enfance affichée est sans doute un subterfuge. Elles s’adressent à la part d’enfant qui reste toujours en nous, à cette fragilité rémanente qui nous écarte des diktats que nous inflige l’état de majorité. “Les Saynètes comiques, dit-il, étaient plutôt un travail sur le tragique. Je ne faisais pas cela pour faire rire, c’était une oeuvre sur la condition humaine, l’idée du clown mais pas du clown humoristique.”