Christian Lebrat réalise des montages de photographies construits à l’intérieur de formats horizontaux et panoramiques. Parfois un paysage se profile, tirant sa ligne d’horizon sur la répétition et la juxtaposition de quelques images où se découvre la ville. Pour le Festival Photos et Légendes de Pantin, il met bout à bout différentes scènes d’un film d’Alfred Hitchcock, La Mort aux Trousses.
« L’enchevêtrement des vues, réalisé par chevauchement, sans respecter l’écart normal des vues, compose le « ruban » en son entier qui, en jouant sur les figures, les répétitions, les décalages et les sous-titres, acquiert sa propre autonomie. » écrit l’artiste.
Les rubans photographiques de Christian Lebrat se jouent de l’origine photographique du cinéma. Grands panoramas glissant devant les regards, ils égrénent les clichés non pas un à un, photogramme par photogramme comme au cinéma, mais dans le constant chevauchement des formes. Nul ne peut y lire le déroulement d’un temps, d’une histoire, ou d’un scénario…il s’agirait plutôt de l’intrigue visuelle de l’instant. Les images ne s’entremêlent donc pas les unes aux autres dans l’enchaînement narratif de l’action – pareil au modèle chronophotographique – mais dans la vision simultanée des arabesques, des croisements, des carrefours et des méandres, soit les tours et les détours de ces rubans. Ces jeux formels sont issus de la répétition d’un même cliché, paraissant à chaque fois à priori identique, mais dont les différentes juxtapositions et mariages accordés entre les termes d’une même série, en font surgir l’altération et la différence. Que parler de cinéma alors ?
C’est dans le déroulement d’un temps tout autre que nous pourrions reconnaître l’échelle de mesure à laquelle se rapportent ces rubans. Ce temps-là n’est pas rendu par le mouvement d’un objet ou d’une figure mise en scène, mais par le flux et le re-flux du regard, cherchant dans l’imbrication du visible les raisons de son parcours. Les rubans ne s’accordent pas au cinéma qui projette ses histoires mais au cinéma de notre mémoire, celui dont la technique-même reprend à son compte la projection de nos rêves et nos images. C’est de ce cinéma-là qu’il s’agit. Le cinéma compris non pas dans son déroulement narratif mais dans le dispositif de monstration. D’ailleurs, la cadence stroboscopique aujourd’hui muette de la projection cinématographique ne nous renvoie-t-elle pas directement à celle de notre conscience qui, alternativement, reconnaît ou ne reconnaît pas, s’accroche et se fixe puis se laisse dériver ? De la technique cinématographique comme paradigme de notre rapport au monde, tel est peut-être le fil rouge de ces rubans. Il nous reste alors à dénouer la trame du visible, à laisser apparaître les coutures de ces mètres-étalon de la vision, à détisser ces rubans comme si ils étaient de grandes phrases visuelles qui disent notre lien avec le monde. Leur principe semble simple : les rubans procèdent de la répétition d’un élément, du décalage des différents éléments obtenus dans un écart plus ou moins grand, et de leur superpositions/chevauchements. Ainsi le ruban photographique apparait-il dans la zébrure d’un paysage monotome, conformé au même et à sa duplication.
Par ce procédé de répétition, de décalage et de superposition, nous semblons toucher une singulière familiarité avec les ressorts de l’esprit. Ces paysages n’ouvrent nullement sur le monde réel. Les rubans nous plongent, semblerait-il, au coeur de notre propre rapport à l’expression et au langage : répétition d’un mot, voire d’une structure selon l’axe syntaxique du langage, décalage des sons au fil de contextes différents, juxtaposition fortuite ou intentionnelle de deux signifiés l’un à côté de l’autre comme substance de tout discours.
D’ailleurs, le bandeau photographique exposé lors du Festival Photos & Légendes pourrait être la phrase de conclusion d’une telle comparaison. Une scène de film, La Mort aux Trousses, est recomposée, dans la succession de clichés et dans l’oubli de leurs frontières respectives. Le héros se retrouve démultiplié, parfois en gros plan, d’autres fois épinglé dans le décor, ses positions successives suggérant une histoire. Mais le scénario initial, celui d’A. Hitchcock, demeure mystérieux à celui qui n’en connaît pas les tenants et les dénouements. Il n’en reste pas moins que, là, devant nous, s’étale une phrase qui ne dit rien, qui s’allonge au fil des clichés sur 20 mètres de long. Une phrase qui ne dit rien… ou plutot qui ne révèle rien d’autre que ce par quoi elle est construite, les règles de la prose et du langage. En faisant jaillir une réplique muette du cinéma, Christian Lebrat nous inviterait à choisir de reconnaître dans la décomposition de ce médium, répétition, décalage, superposition, les structures du langages et de l’expression. Et si, dans les rubans, deux clichés l’un posé sur l’autre produisent plus de lumière, c’est peut-être un écho poétique à l’étincelle du sens provenant de l’accolade de deux mots.