Le décès de Daniel Cordier n’était pas inattendu. Durant cent années bien remplies, il a vécu plusieurs vies successives, mais aussi parallèles, des vies secrètes et publiques, une vie d’homme d’action puis d’historien. Retenons ici celle de l’amateur d’art pour qui les artistes représentaient une forme souveraine de liberté.
Ami de Marcel Duchamp, de Jean Dubuffet, de Henri Michaux et de tant d’autres, il donne une leçon de liberté dans tous les domaines : la liberté, disait-il, ne se divise pas – celle du patriote qui s’engage pour devenir soldat et du citoyen, la désinvolture d’un changement radical de bord politique, la liberté d’aimer les irréguliers de l’art, la liberté sexuelle et l’amour des plaisirs homosexuels – et en prime une liberté de parole, le droit de tout dire. Daniel Cordier était spirituel, volontiers taquin jusqu’à l’’impertinence. Cela se résume en un mot : la souveraineté selon Bataille, une liberté qui s’autorise à braver la mort en s’en moquant.
Pendant la guerre, Jean Moulin, alias Rex, qui avait été à ses heures perdues artiste amateur et amateur d’art lui demanda de ne parler en public que de l’art et des artistes afin de donner le change sur l’identité d’artiste peintre qui couvrait leur action parallèle. Cette façade intempestive a permis au jeune Cordier de s’instruire, lui qui, comme tant de jeunes bourgeois de sa génération, ne connaissait pas l’art moderne. Parlant de Henri Michaux, il remarquait que les bourgeois de province aimaient pratiquer la musique et allaient l’entendre, mais que les tableaux qu’il mettaient dans leurs intérieurs n’étaient pour eux que des meubles, des accessoires décoratifs. Rien d’intéressant à regarder.
Le regard d’un amateur
Le regard d’un amateur est le titre de l’exposition qui réunit en novembre 1989 au Centre Pompidou – Musée national d’art moderne ses dons successifs. Faire la liste complète des artistes qu’il acheta par amour de l’art et de ceux dont il fut pour un temps le marchand, pour huit ans seulement, dans sa galerie au 8 de la rue de Miromesnil serait fastidieux.
Il a d’abord acheté des tableaux de Nicolas de Staël à la galerie Jeanne Bucher. Ses coups de coeur successifs ne correspondent à aucun courant artistique préexistant, même s’il a côtoyé et acquis ceux que l’on classe, peut-être à tort, dans la seconde vague du surréalisme, comme Fred Deux ou Matta.
Après sa donation au Musée national d’art moderne, où il siégeait au comité d’acquisition, Cordier continua d’acquérir des oeuvres en tout genre qui peuplaient ses demeures, ce qui fait dire, sur le site du ministère de la Culture, que sa collection était “éclectique” alors qu’elle possède pourtant une étrange unité. Il s’y manifeste un défi esthétique, celui de rester insouciant aux modes et aux stratégies de reconnaissance du marché de l’art pour ne répondre qu’à ses propres aspirations. Les artistes qu’il aimait étaient des solitaires et des marginaux, des explorateurs jusqu’au boutistes dont certains se donnèrent la mort jeunes : Nicolas de Staël, Bernard Réquichot, Robert Malaval.
S’il a acquis des singuliers comme Aristide Caillaud, voire des bruts comme Ursula ou Michel Nedjar, ce n’est pas avec la volonté sectaire de Dubuffet de les isoler à part des artistes “culturels”. D’ailleurs, certains sont des cas-limite, comme Gaston Chaissac, Eugène Gabritschevsky et surtout Friedrich Schröder-Sonnenstern qui fut exposé dans l’exposition surréaliste. Les graffitis photographiés par Brassai, les sols célébrés par Dubuffet introduisent une fascination pour la matière bien loin des préoccupations formelles des déconstructions cubistes et de l’abstraction.
Des affinités électives
« Les peintres sont la vraie famille d’un marchand de tableaux […]. Je ne crois pas que l’on puisse parler de la peinture autrement qu’avec son coeur, et le coeur de chacun étant unique, autrement que par la confession. Le spécialiste et le profane ne sont pas mieux outillés l’un que l’autre quand il s’agit de faire partager leur admiration ou leur dégoût pour les objets mystérieux qui percent le ciel de notre sensibilité : les tableaux. »
Daniel Cordier, Pour Prendre congé, 1964 – texte écrit lors de la fermeture de sa galerie parisienne.
Comment comprendre des propos qui risquent de verser dans la banalité ?
Parler avec son coeur par la confession découle de son éducation religieuse (il avait été élevé chez les Dominicains). Au sens biblique, le coeur n’est pas l’organe vital dont les pulsations animent le corps ni le siège des sentiments amoureux. Siège du courage, de la force d’âme, il renvoie à l’intériorité de l’âme dans ce qu’elle a de plus secret ; la tradition biblique parlant du coeur désigne l’homme entier, esprit et volonté ensemble.
Quant au partage du sensible, difficile à opérer pour l’amateur d’un art si singulier, et qui est, comme chacun de nous, unique, loin de les opposer, Cordier trace un trait d’égalité entre l’admiration et le dégoût. Aimer ou admirer, être choqué, ou même éprouver de la répulsion, c’est toujours être touché par un objet, par une oeuvre parce qu’elle nous transporte, nous met mal à l’aise ou nous dérange.
“Je ne connais du goût que le dégoût ” avait écrit Pierre Naville en 1925 dans La Révolution Surréaliste. Dans sa galerie parisienne, Daniel Cordier organisa avec Duchamp et Breton la dernière grande exposition surréaliste en 1959-60 : EROS = Exposition inteRnatiOnale Surréaliste. Il noua des amitiés avec de nombreux artistes, de Duchamp à Dubuffet -mais en dehors de toute affiliation, de toute compagnie instituée – en privilégiant les inclassables – Michaux, Réquichot, Dado.
Un art de la désublimation
Son attrait pour un art qui révulse avait été vilipendé : on avait même, à ses débuts, qualifié la galerie Cordier de “Musée Dupuytren”. Ces oeuvres pourtant si diverses partagent souvent un aspect organique apte à dégoûter qui aimantait le regard de cet amateur sans a priori.
Les corps malmenés des poupées de Hans Bellmer et, plus tard, ceux de Joël-Peter Witkin comme les corps et les visages cadavériques photographiés par Dieter Appelt, les Reliquaires, agglomérats matiéristes de Réquichot, les dessins anatomiques torturés ou tératologiques de Dado que Cordier avait qualifié en 1964 de “prophète colossal de la pitié et de l’horreur”, l’Aliment blanc de Malaval et les Chairdâmes de Michel Nedjar – poupées de textile souillé d’apparence morbide – toutes ces oeuvres possèdent une présence qui arrête le regard parce que, comme avec les Célébrations du sol de Dubuffet, on y découvre brusquement la splendeur inédite d’une esthétique de la désublimation.
Lors d’une rencontre avec Michel Nedjar dans son atelier fin 2016, Daniel Cordier se déclara stupéfait : “ c’est imprévu, surprenant et merveilleux parce que justement c’est ailleurs ”. Il lui avoua avoir conservé dans sa chambre des urnes funéraires, des objets primitifs et autres choses curieuses. Et il ajouta alors qu’il se sentait au paradis :
“quand je vais disparaître, je vais peut-être me sentir dans quelque chose de semblable et je serai très heureux.”