Psychiatre et psychanalyste, François Tosquelles (1912-1994) a marqué son époque plus par ses actions que les écrits qui les récapitulent : avec d’autres psychiatres, comme Lucien Bonnafé, il fit d’un asile de fous une communauté effervescente en Lozère, à Saint-Alban. Il faisait partie des réfugiés politiques espagnols qui fuirent le régime franquiste. Cette exposition, résultat d’une étude historique approfondie menée en Occitanie et en Catalogne ( plutôt qu’en France et en Espagne ) invente une scénographie originale pour présenter ce personnage dans toutes ses dimensions.
Comment transmette un moment historiquement situé ? Que reste-t-il de l’esprit de résistance ?
Jean-Paul Sartre affirmait qu’on n’avait jamais été aussi libre que sous l’Occupation allemande, et ce n’est pas un paradoxe. Ce sont en effet des moments de crise et de révolte qui initièrent des innovations dans le domaine psychiatrique, et ces pratiques libératrices eurent ensuite des retentissements dans la pensée. Quels sont ces moments ?
D’abord, la Résistance : ce mouvement réunit des artistes (Paul Éluard, Tristan Tzara ) engagés dans la lutte avec des psychiatres. Le psychiatre Frantz Fanon a pris à Saint-Alban des leçons de liberté. Et plus tard, au moment de la guerre d’Algérie, Jean Oury arriva, après Saint-Alban, à La Borde où il a inventé avec Félix Guattari une nouvelle manière de traiter la folie et de la considérer.
Tosquelles, psychiatre engagé politiquement en Espagne en tant que membre du Parti communiste, a tenu à mettre au service des malades comme des médecins une méthode activiste de socialisation : imprimerie et fabrication d’un journal, discussion permanente pour mettre en question et redéfinir les règles de vie en commun, ouverture de l’espace plutôt qu’enfermement, écoute bienveillante plutôt que volonté d’étiqueter les malades mentaux.
Car c’est l’institution qu’il faut soigner. Les activités proposées dans ce lieu sont nombreuses : du travail en commun, mais aussi des fêtes, des carnavals, des processions, des bals.
Coopérer avec d’autres, créer des liens avec eux permet de communiquer et de sortir des malades d’une passivité apathique et dépersonnalisante. C’est donc une politique partagée qui prend en charge l’institution en la transformant en une communauté. Il faut ici rappeler que l’asile de Saint-Alban fut créé par un religieux capucin qui avait auparavant été interné à Charenton, frère Hilarion, dont Tosquelles a brossé un portrait impressionnant.
Apprendre à « déconner »
L’influence de la psychanalyse pour mettre en déroute l’ordre psychiatrique a permis de créer à Saint-Alban une ouverture qui laissait le champ libre à des expérimentations. Peu de psychiatres étaient alors familiers de la psychanalyse. Mais Tosquelles avait lu Freud en allemand, ainsi que la thèse de Jacques Lacan, et il a été psychanalysé par un hongrois à Barcelone dont il disait que c’était une « petite Vienne » car beaucoup de psychanalystes juifs s’y étaient réfugiés. Il affirme avec drôlerie que la règle de l’analyse, à savoir l’association libre, consiste à « déconner : l’analysant « déconne », il dit ce qui lui passe par la tête sans censure, et l’analyste « déconne » à son tour en l’interprétant, c’est pourquoi la psychiatrie devrait pour s’améliorer se transformer en une « déconniatrie » une manière d’être de parler et de penser réciproque du fait du contre-transfert.
L’association libre est aussi ce qui anime l’écriture poétique, les cadavres exquis graphiques ou verbaux, les jeux de langage. La créativité n’obéit à aucune règle. Une société pseudo-savante se met en place à Saint-Alban : la Société du Gévaudan, qui consiste à deviser sans programme des questions qu’on rencontre. Là encore, le groupe est l’élément moteur et la parole se libère.
La liberté se communique d’une manière ludique et plaisante : Tosquelles était un champion de l’humour, et grâce au personnage burlesque qu’il s’était créé, il pouvait aller à la rencontre de l’autre avec tout le sérieux possible. Cette capacité d’écoute branchée sur les folies, les délires, qu’ils soient verbaux comme non verbaux, qui faisait de Tosquelles simplement un homme avant d’être un médecin. Sa manière d’être la plus spontanée était aussi un jeu. Il cultivait son étrangeté, son accent, en acceptant d’être l’autre de l’autre plus encore que d’être anticonformiste. On entend comment il joue de son parler, comme il joue avec les mots, les scansions, les silences. Pris entre deux langues, il poétise, invente, bricole un parler qui n’appartient qu’à lui – et qui est proche en cela de celui d’un Jacques Lacan.
Reconnaître l’art « brut »
L’art « brut », alors même qu’il n’avait pas encore été nommé, était déjà présent à Saint-Alban : plusieurs patients y créaient des oeuvres qui ont intéressé Jean Dubuffet, mais celui-ci n’y est venu qu’une seule journée, et c’est d’ailleurs un personnage que Tosquelles avait considéré avec méfiance comme un « esthète », c’est-à-dire comme quelqu’un qui dénie la maladie et la souffrance qu’elle engendre, selon Jean Oury, D’ailleurs, alors que Dubuffet déniait toute forme de pathologie aux créations brutes, Jean Oury a choisi de faire sa thèse de médecine sur la « conation esthétique » en insistant sur la capacité de création inhérente à la maladie,. Il y prenait comme exemple les sculptures de Forestier.
Les animaux de bois d’Auguste Forestier, les broderies de Marguerite Sirvins, les écrits et dessins d’Aimable Jayet sont autant de créations qui furent encouragées dans une ambiance de reconnaissance des potentialités de chacun et de libération des énergies. Une photographie emblématique fait la couverture du catalogue : on y voit Tosquelles, pieds nus, brandir comme un drapeau un grand bateau sculpté par Forestier. C’est une manière de proclamer l’importance de cette création. Cet « art » était reconnu, acclamé, il avait un public, il concernait le collectif qui s’en emparait. Il n’était donc ni obscur, ni sauvage, comme le supposait le dogme de l’art brut selon Dubuffet.
Le catalogue permet à Sarah Lombardi, la directrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, de reconstituer l’apport de Jean Oury à la collection à travers sa correspondance avec Jean Dubuffet, ainsi que d’autres, comme Robert Gentis, qui donna plus tard à la CAB l’imposant bas relief de bois sculpté de Clément Fraisse. Le catalogue permet aussi à Christophe Boulanger et à Savine Faupin, conservatrice d’Art Brut au LaM à Villeneuve d’Asq, l’occasion d’analyser ce milieu hors-normes, propice au développement de chacun dans sa dimension politique, et d’insister sur la donation plus récente de Lucien Bonnafé au LaM.
Dubuffet est représenté dans l’exposition par quelques oeuvres, qu’on ne saurait confondre avec l’art brut qu’il collectait. La présence de dessins d’Antonin Artaud, qui fut interné à Rodez, sert de contrepoint à ces avancées psychiatriques. Mais ce « suicidé de la société » marqué par sa folie, qui a été soutenu par de nombreux intellectuels et artistes, était selon Dubuffet un artiste « très culturel » qu’on ne devait pas intégrer dans une exposition d’art « brut ». Il faut souligner un paradoxe : l’artiste brut est celui qui se situe en dehors des institutions culturelles officielles, mais il est aussi idéalisé par les tenants des valeurs culturelles avant-gardistes, du surréalisme à l’art « brut ».
Prendre (son) pied
L’exposition n’est pas centrée sur l’art, activité qui n’est qu’un épiphénomène du mouvement politique qu’elle nous présente avec de nombreux films : la plupart sont des documentaires – chroniques de la vie du lieu, comme Regard sur la Folie de Mario Ruspoli (1962) ou des entretiens centrés sur la personne de Tosquelles, qui ont été réalisés par François Pain, et qui sont amplement commentés. Un beau reportage de François Pain à La Borde montre aussi un spectacle de danse butô devant les résidents. Car le discours, et encore moins les discours sur le discours, ne peut suffire à comprendre ce qui est en jeu.
Tosquelles avait imaginé une méthode « hypocritique » qui partait du pied, organe qui nous fait tenir debout et avancer : « hypo », sous, est un préfixe opposé sans doute au préfixe « sur » du surréalisme, et Bataille dans la revue Documents illustrait le « bas matérialisme « par une photo de Boiffard montrant un gros orteil. Le va nu pied, le pèlerin lui sert de modèle de vie, car il donne l’image concrète d’une liberté première, celle d’aller et venir et d’aller contre l’enfermement.
Une approche participative charnelle vient alors compléter ce portrait de Tosquelles qui est celui d’un site plus que celui d’un individu particulier. L’exposition offre aux visiteurs des expérimentations sensorielles qui vont bien au-delà de l’information. On peut pénétrer dans un espace modifiant notre perception : une bulle illimitée grâce à de grands miroirs dédoublent la grande installation ( 6m x 6m ) de la japonaise Yayoi Kusuma, Dots Obsession de 1998. C’est une plasticienne qui réside dans un hôpital psychiatrique. Elle partage ainsi sa maladie mentale qui est au centre de son processus créatif.
Un beau film de Miriam Minhnidou, La folle, 2000, projeté au ras du sol, montre deux pieds qui grattent la terre d’un seuil symbolisant une frontière, qui piétinent sans oser avancer. Une installation récente propose une expérience sensorielle autre que visuelle – ce qui est rare dans un musée : on nous demande de marcher nu pieds sur un grand tapis d’écorce de liège, un sol inégal, pour sentir comment notre être au monde est celui d’un bipède instable et toujours en marche. Lors de ma visite, une aveugle a ainsi pu vivre comme nous une expérience à la fois instructive et plaisante.
On a beaucoup à apprendre de Tosquelles et de toute la constellation de Saint-Alban grâce à cette exposition qui insiste sur l’histoire de pratiques qui appartiennent hélas au passé.