Dans la pratique photo-autobiographique de Louise Narbo, dessins et mots griffonnés dans l’image ou, plus, souvent sur ses bords, jouent un rôle importants.
Yannick Vigouroux : J’ai découvert que l’usage des frises qui entourent nombre des œuvres de Pierre Alechinsky (membre du groupe COBRA ), une influence majeure pour toi je crois, serait un héritage des « prédelles », des panneaux peints ou sculptés qui ornent la partie inférieure des retables médiévaux. Les frises dessinées dans les marges de tes photographies sont-elles narratives ou simplement décoratives ?
Louise Narbo : J’ai été profondément touchée par l’œuvre de Pierre Alechinsky, et particulièrement par ses peintures aux « remarques marginales », comme il désignait lui même ces frises. La première œuvre qui m’ait marquée date de 1965, « Central Park ». J’ai regardé son travail principalement dans ses livres, m’interdisant de lire tout écrit, commentaire ou analyse. Je voulais garder intact le choc graphique, la fulgurance du mouvement, la force des traits et des couleurs. Alechinsky revendiquait le côté décoratif, c’est-à-dire ornemental et graphique, de ses marges.
En regardant tout dernièrement ses œuvres, je me suis souvenue des frises que je dessinais dans mes cahiers d’écolière, lorsque la journée était terminée. Nous devions remplir ce petit temps qui nous restait après le travail sérieux. La frise faisait ainsi office de séparation temporelle. Plus travaillée qu’un simple trait, plus colorée et souvent très graphique, elle enjolivait nos cahiers. La répétition d’un motif pouvait parfois laisser place à la rêverie ou au jeu. Ces moments de liberté qui m’étaient accordés, ont ainsi fait surgir une autre partie de moi.
Par ailleurs, je me suis souvent retrouvée dans les marges, ou identifiée comme marginale. Ceci s’est produit dans ma famille, dans ma vie professionnelle ou dans les groupes que j’ai fréquentés. C’est au bord que je suis à ma place, en me situant à la fois dans la société, mais aussi suffisamment à distance pour me protéger des influences ou des pressions.
YV : Est-ce à dire que la photographie, dans sa dimension narrative, ne se suffisait selon toi pas à elle-même ?
LN : Le « tout photographique », la photo unique me paraissait trop stable, et sans doute trop univoque. Dans mon parcours, j’ai vite eu besoin de rapprocher textes et images. J’écrivais une sorte de journal dans mes carnets. Progressivement, j’ai intégré des mots à l’intérieur de mes photos, et même des phrases, qui n’étaient pas toujours parfaitement lisibles (« Les voyages de la nuit » ). J’ai également réalisé des impressions doubles, superposées : une sorte de diptyque en une seule image (« Mémoire de papier » ). Et, dernièrement, dans un travail en cours, j’ai construit des polyptyques pour créer, au fil des associations, une représentation plus complexe, plus interne, où l’on se sent traversé par des impressions fugaces mais profondes, difficiles à saisir.
Beaucoup de photographes interviennent à la main en utilisant des photos dont ils ne sont pas les auteurs. Le plus souvent en puisant dans les registres « photos de famille », ou bien dans les photos d’anonymes, ou encore d’ethnologues. On se sent, probablement, plus libre avec des photos que l’on n’a pas faites. L’intervention arrive alors au premier plan.
Lorsque j’ai abordé le travail sur les marges, en 2014, j’ai pioché parmi mes photographies anciennes, déjà tirées. J’ai commencé par observer ces photos dont j’étais déjà distanciée. J’attendais probablement qu’elles me parlent, qu’elles me poussent vers des commentaires ou associations d’idées. Cela m’a conduit à écrire, à dessiner dans les marges au feutre ou à l’encre de chine. Le stylo bille me convenait particulièrement : il glisse bien et ne freine pas l’élan. Je pouvais, ainsi, aller très vite, et laisser une grande place à l’impulsion.
YV : Cela répond-il aussi à une tentation de mélanger les médiums ?
LN : J’ai toujours eu, je l’ai évoqué plus haut, la tentation de fuir l’image unique. De l’unir à d’autres images, de la mélanger à d’autres médiums. Il s’agit là, pour moi, de biaiser légèrement le sens de l’image première, de créer une petite brèche d’où naît une tension, une interaction. C’est ce vacillement qui me plaît. Quelque chose va surgir par surprise, brouiller les cartes de la simple représentation du réel. Je ne cherche pas à réaliser une narration construite (séquence photographique d’une suite de faits racontant une histoire, texte qui se développe … ) mais à offrir un contrepoint, une suggestion indirecte, un petit déplacement.
YV : Cela a-t-il à voir avec le « hasard objectif » cher aux Surréalistes ?
LN : Il y a sans doute, dans ma posture, quelque chose qui y ressemble. J’attends, en effet, que l’extérieur vienne faire écho aux questions préconscientes. Qu’il les réveille, qu’il y réponde. J’espère ce bouleversement, même s’il paraît relever de la pensée magique. Découvrir des correspondances, des rapprochements étonnants au vu de mon histoire, c’est pour moi une sorte de nécessité. Pendant la prise de vue je m’approche beaucoup de mes sujets afin de les forcer à me livrer quelque chose. Mais ces révélations ne se produisent, hélas, que rarement. J’utilise aussi, dans ce processus, des objets personnels que je conserve (vieux carnets, courriers, photographies anciennes, cartes postales … ) et qui sont comme une mémoire externe, venant combler mes souvenirs défaillants.
Dans la série « Les voyages de la nuit » j’ai voulu célébrer les rêves et leur étrangeté. J’ai introduit l’écriture à l’intérieur de la photo. Les rêves, on le sait, étaient un outil central pour les surréalistes. Mais ma « trouvaille » la plus saisissante, je l’ai faite avec la série « La vision fantôme » 5. J’envisageais, au départ, une série d’autoportraits, un travail sur l’âge qui avance. Mais, face aux premiers tirages, des perspectives nouvelles, très différentes me sont apparues. Une photographie plus ancienne, que j’avais nommée « Le fantôme », m’est alors revenue en mémoire. Elle représentait mon ombre portée. Cette ombre, ce fantôme, je l’ai réalisé ensuite, traduisait le peu de ce que mon père voyait du monde. Sa vision voilée, floue (à la suite d’un accident dramatique dans son enfance) s’est assombrie de plus en plus avec l’âge. Ce sont ses troubles visuels qui ont fondé, je crois, mon désir de devenir photographe et en ont induit l’écriture floue. Ce travail fut une révélation, celle du regard de mon père tapi dans l’ombre du mien.
YV : En quoi le photographe Peter Beard t-a-t-il influencée ?
LN : Peter Beard tenait un journal très curieux où il mélangeait photos, peintures, textes et objets. Dans ses photographies, sa pratique du collage de vignettes sur les marges me semble assez proche de celle d’Alechinsky. Son refus de la perfection allait de pair avec une certaine immédiateté de la mise en forme de son vécu. Chez les Surréalistes, on peut déjà retrouver un mode de fonctionnement assez proche, dans l’écriture automatique. Cette technique consistait à écrire le plus rapidement possible, sans contrôle de la raison. Max Ernst utilisait, lui aussi, une technique qui consistait à laisser courir un crayon à papier sur une feuille, pour tenter de faire apparaître des figures imaginaires. Le fait de savoir que des artistes ont pu revendiquer cela me paraît très précieux et séduisant pour moi.
Dans mon travail plus ancien on ne retrouve pas l’empreinte d’Alechinsky ou de Beard. En tous cas, je crois n’avoir jamais pris, consciemment, modèle sur eux. Je les sentais trop différents de moi. Mais il est vrai que mon désir actuel de travailler sur les marges photographiques, qui prend naissance dans mon histoire personnelle, vient aussi de l’enthousiasme que m’a procuré la découverte de ces deux œuvres.
Pour l’anecdote, j’ai rencontré Peter Beard, à la Galerie Kamel Menour à Paris. Il prenait un soin extrême à signer ses livres avec des dessins, des empreintes de ses mains, un petit texte pour chacun. Il a raconté, ce jour-là, son terrible accident au Kenya en 1996. Un éléphant l’a chargé dans la réserve de Massaï – Mara. On avait constaté sa mort clinique à l’hôpital de Nairobi, mais quelques mois plus tard, il était présent à son vernissage au Centre National de la Photographie à Paris ! Et pour tout commentaire il nous a livré « il ne faut jamais s’écouter ! »
Pour continuer sur les influences, conscientes ou non, nous sommes pris dans un environnement culturel. Il faudrait vivre en dehors de la société et être enfermé dans un monde parallèle pour y échapper. On prétend que les artistes de l’Art Brut n’ont pas vécu ces influences, mais même dans ces cas extrêmes, cela reste parfois discutable. Personnellement, pour prendre un exemple, c’est à mon insu que j’ai subi l’influence de Gérard Schlosser au tout début de mon parcours de photographe. Mais ce n’est qu’en 2013, en visitant la Galerie David Guiraud qui présentait ses photomontages, que j’ai réalisé que certaines de mes photos argentiques des années 1980 avaient sa marque, son écriture. J’ai mis 30 ans à m’en apercevoir !
YV : Certains photographes aiment introduire du texte à l’intérieur et (ou) autour de l’image. C’est le cas de Max Pam, Jean-Michel Leligny, Jim Goldberg, Horst Ademeit. Ce parti pris est-il similaire au tiens ? Songes-tu à d’autres auteurs ?
LN : De mon côté, le fait d’encadrer les photos d’une marge d’écrits comme dans certaines séries d’Horst Ademeit, par exemple, ou dans les carnets de Max Pam n’est pas du tout systématique.
Dans « Les voyages de la nuit » le thème du rêve m’imposait de nouer les mots aux images. J’ai travaillé au labo avec des textes sur des transparents superposés, des photogrammes. Parfois, j’ai écrit directement derrière le papier baryté. Sans esprit de système non plus, comme je le sentais. Mais pour des séries plus anciennes, j’ai présenté le texte sous la photo, très classiquement. De façon plus exceptionnelle, j’ai écrit pour encadrer l’image. Par exemple, dans la photo du bébé ou celle des lunettes, ce n’est, là encore, qu’après-coup que j’ai réalisé ce que ça signifiait pour moi. Probablement un désir d’entourer, de protéger en quelque sorte le sujet. Un peu comme si mes bras devenaient texte.
Pour évoquer d’autres auteurs mêlant photographies et écriture, nombreux sont ceux que j’ai aimés : Duane Michals bien sûr, Robert Frank, Boris Mikhailov, Hervé Guibert, Didier Bay, Alix Cléo Roubaud… Il y avait un réel engouement pour l’écriture mêlée à la photographie dans les années 1980. Une collection dirigée par Alain Bergala et Gilles Delavaud a vu le jour : « Ecrit sur l’image », aux Editions de l’Etoile. Elle présentait, entre autres, les travaux de Sophie Calle, Raymond Depardon, Denis Roche. Plus récemment j’ai découvert aussi José Ramon Bas, Blenkinsop et Dale Yudelman. Et enfin, je voudrais nommer deux photographes belges rencontrés en 2012, à Liège : Anne de Gelas qui introduit, de façon très originale, l’écriture à l’intérieur même de ses photos, et Philippe Herbet qui, de son côté, mêle poétiquement écriture, photos, dessins et objets dans ses Samizdat (livre d’artiste en russe).
YV : Des peintres post-impressionnistes tels que Paul Signac, George Seurat ou les cubistes par exemple recouvraient de touches de pigments leurs cadres, comme si le tableau ne pouvait pas avoir de limites. Remplir des bords d’une photographie est-il pour toi un moyen de tenter de dépasser les limites du cadrage ?
LN : Beaucoup de paramètres entrent en compte, dont certains évoqués plus haut. Mais il est vrai que le côté tranchant et carré des bords de la photographie me gêne parfois. Surtout lorsqu’il s’agit d’un sujet corporel. Par exemple, dans « Le bon temps », j’ai voulu instinctivement arrondir les angles grâce aux tracés manuels plus sinueux. En fait chaque image, chaque sujet semble demander un traitement spécifique.