Danser brut

La danse est un thème qui est au coeur des arts plastiques (avec Degas,Toulouse Lautrec, etc…) mais le parcours de cette exposition passionnante dépasse à la fois la danse et l’art brut ; elle va même au delà de l’art, car elle rejoint la problématique de L’Autre de l’art, une exposition précédente qui distinguait art intentionnel et art involontaire.
« Danser brut » recense des mouvements où la danse, prise dans un sens large, excède l’art scénique et même les pratiques culturelles populaires. Photographies, extraits de films, documents divers, dessins, peintures se succèdent avec brio, comme pour mettre en mouvement l’espace muséal.

Les rondes et les danses enfantines, les postures saisies par des photographies de maîtres (Henri Cartier-Bresson) ou d’anonymes (Hallucinée, photo anonyme, ancienne collection Breton), les gestes et les mouvements spasmodiques des aliénés créent des figures de danse spontanées. Inversement, la poésie des pantomimes burlesques semble être contaminée par la folie, comme chez l’acteur comique André Deed (Crétinetti et l’aiguille, 1911), Chaplin (Une Idylle aux Champs, 1919), Jacques Tati (extrait de Parade,1973) ou encore Louis de Funès (Le Grand Restaurant, 1966). On découvre aussi les pantomimes clownesques de Valeska Gert, une danseuse de cabaret qui se définissait elle-même comme une “sorcière”.

L’exposition démarre avec des manèges : Le Manège enchanté, émission de télévision des années 60, manèges créés par des artistes bruts, comme celui de Pierre Avezard, dit Petit Pierre, à la Coinche près de Faye-aux-Loges, qui est conservé à la Fabuloserie à Dicy dans l’Yonne, ou les contructions de René Guisset et de Rattier. Un dispositif ingénieux les montre tournant sur eux-même à la manière des figurines de Boltanski en projettant des ombres mouvantes sur le murs. Ce défilé d’ombres, autant ludique qu’inquiétant, est une introduction aux mouvements qui suivent : tournoiement, transes et possessions, où cette fois le mouvement se produit sans qu’aucun mécanisme soit impliqué.
Automatisme ambulatoire ou attitudes passionnelles relèvent des pathologies qu’étudie la clinique. Mais la danse se répand souvent dans une population comme une épidémie : foule sous l’effet d’une hypnose frénétique (extrait du film Paracelsius de Pabst, 1943, contemporain du nazisme), documentaire sur la tarentelle en Italie, danse de Saint Guy, mais aussi le Bal des folles à Sainte Anne où la bonne société parisienne se rendait à la fin du XIXème siècle.

Les danses de cabaret ou le French Cancan, qui est proche de l’hystérie, sont une débauche de l’exhibitionnisme que condamne un film soviétique intitulé La Nouvelle Babylone (1929) qui proscrit la décadanse des Parisiens dont l’orgie bat son plein tandis que les Prussiens fonçaient sur la capitale. La beauté convulsive, que célèbrera plus tard Breton, est à la fois celle des hystériques et des danseuses.

Des ponts entre diverses pratiques artistiques et des documents qui les étudient (comme Charcot, avec Les Démoniaques dans l’Art) se succèdent, et une présentation captivante offre aux visiteurs, comme c’est l’habitude au LaM, une relecture singulière des arts de toutes sortes. De Charcot à Charlot, pour reprendre le titre de la remarquable étude de Rae Beth Gordon sur les “mises en scène du corps pathologique” (PUR, 2013) – elle a aussi écrit dans le catalogue de l’exposition sur les “corps déchaînés” – Danser brut met en regard des formes culturelles dont la proximité insolite nous frappe et nous séduit.

La Danse du crayon

On voit en définitive peu de danse au sens strict, hormis la magistrale Danse de la sorcière de la danseuse et chorégraphe Mary Wigman (Hexentanz, 1914). La “danse du crayon” enregistre cependant des parcours graphiques qui sont proches de mouvements chorégraphiques. C’est toujours la mise en mouvement de lignes dans l’espace qui est à l’origine des arts graphiques. Et le dessin crée un espace de déplacement qui rythme le regard. Des dessins du danseur étoile des ballets russes, Vaslav Nijinski, qui fut interné en 1919 dans une clinique à Zürich, côtoient de l’art brut historique reconnu : Aloïse, Wölfli, Miguel Hernandez, Scottie Wilson, Yankso Domsic, Hodinos, dont les dessins figurent une sorte de danse macabre, plus récent ou moins connu : la chinoise Gyo Fenji, Ni Tanjung et ses assemblages de figurines (2012-2015) ou encore Franz Hartl, un musicien dont les dessins symbolistes et mystiques s’inscrivent dans la recherche d’une harmonie spirituelle et cosmique qui passe par des images du corps. Une surprenante découverte est celle des très nombreux papiers collés et dessins à l’encre pleins de charme que John Elsas destinait à ses petits-enfants.

Cette exposition conçue et orchestrée par Christophe Boulanger et Savine Faupin a donc un intérêt scientifique dans la mesure où elle traite de l’histoire de la psychiatrie ; mais elle porte aussi un regard original sur l’art contemporain. Elle nous transporte des premières études sur l’hystérie faites dans les années 1870 aux » lignes d’erre » qu’avait tracées Fernand Deligny en suivant les parcours d’enfants autistes et à la psychiatrie institutionnelle de Jean Oury, qui parlait des “danses magiques” de certains patients, à la radicalité artistique des années 1960-70, avec le parcours méticuleux que Bruce Nauman effectue en 1967-68 en longeant un carré dessiné au sol (Walking in an Exaggerated Manner around the perimeter of a Square), un document montrant une performance gestuelle et vocale où Arnulf Rainer, prenant des poses, faisant des mimiques, amorçant des gestes crispés et comme empêchés, pris de mouvements compulsifs, saisi de crises et de tremblements, ne parvenant à s’exprimer que par des sifflements, des souffles ou des paroles quasi-inaudibles, recrée la gamme des expressions de la souffrance psychique (Autoportrait de 1974). Enfin, une extraordinaire installation de sculpture virtuelle de Anthony MacCall, Lumière solide (2016) montre comment la danse peut être un mouvement désincarné.