Né en 1930 en Afrique du Sud, David Goldblatt vient de mourir après
avoir documenté 70 ans de l’’histoire de son pays à jamais marqué par l’apartheid. Karl Kugel qui avait organisé en 2006 son exposition « About Values » au Musée Léon Dierx de La Réunion lui rend hommage en nous donnant à republier son texte « David Goldblatt : L’arpenteur et la force du banal » écrit à cette occasion.
Les débuts en photographie de David Goldblatt sont contemporains de la montée du nationalisme en Afrique du Sud et de l’instauration, à la fin des années 40, de la politique de l’apartheid. Né dans la banlieue de Johannesburg, issu d’une famille d’immigrants juifs, DavidGoldblatt fait très tôt l’expérience du racisme et l’antisémitisme des Afrikaners .Dans le magasin de son père, il côtoie ceux qu’il a d’abord appris à haïr, découvrant que certaines de ces personnes, au-delà de leur appartenance à la communauté du pouvoir, s’avèrent, au quotidien, des humains chaleureux.
Quand il décide à la mort de son père, de céder le commerce familial pour se consacrer à la photographie, la problématique générale du projet, qu’il n’aura de cesse de développer, est lancée. La question lancinante qui va l’accompagner, ainsi résumée est posée : “Comment traduire le monde où je vis ? Comment montrer à la fois la logique profonde du système social et l’intimité des enfants, des femmes et des hommes pris dans ce monde ?” Cette quête, dont le maître mot est “complexité”, s’accompagne d’une empathie profonde
envers l’autre. Quel qu’il soit : “Je suis une part de l’autre et l’autre est une part de moi même”. Le projet se veut total. À la fois regard clinique sur les structures de la société, les valeurs des acteurs, et autobiographique dans la démarche et la mise en oeuvre (…)
Ainsi s’engage-t-il au début des années 60 dans un projet consacré à la communauté afrikaner. Il aboutira, en 1975 au livre « Some Afrikaners photographed », ouvrage qui sera mal reçu.Néanmoins, ce projet ouvre les prémices d’une œuvre et la cohérence qui le conduira à tracer un chemin obstiné et singulier dans une époque marquée par la violence sourde du
système au pouvoir (…) Seulement, si la violence physique de l’apartheid est arrivée jusqu’à nous, via les média, télévisions et magazines (scènes d’émeutes à Soweto, emprisonnement de Nelson Mandela, par exemple), c’est la réalité de la violence du pouvoir et de la culture afrikaner que David Goldblatt va mettre en lumière avec des images marquant aujourd’hui l’historiographie de son pays. Malgré l’isolement (vécu par de très nombreux artistes,chercheurs et sportifs sud-africains de sa génération), et dans une quasi indifférence, David Goldblatt va continuer à enchaîner les projets et essais .
Les années 70 et 80 sont pour lui difficiles. Alors qu’il se trouve au coeur d’une oeuvre et d’une démarche profondément politiques, il lui faut faire face à l’incompréhension des » travailleursartistes » engagés dans une » struggle photographie“ ou photographie de combat, dont il partage pourtant, sur le fond et profondément, les idées. Car, face à l’édifice culturel et social de l’apartheid, et à la différence de l’arpenteur du « Château » de Kafka, David Goldblatt est entré dans les interstices du système en côtoyant les maîtres, les serviteurs et les opprimés. Fort de sa pratique de la photographie commerciale, et de la maîtrise des codes esthétiques, il met en perspective les structures qui sous-tendentle système. Il enregistre, avec une volonté du détail et une force inductive portée par des légendes éloquentes, les signes, symboles, images… bref, l’ensemble du langage qui étaye la culture de l’apartheid, la vie de ce monde clos. L’apogée d’un tel travail reste le monumental » South Africa, the Structure of things then » dont une partie est publiée en 1998, sous la forme d’un livre Elle donnera lieu à denombreuses expositions, notamment une exposition personnelle au Musée d’art Moderne de New York.
Cependant, ce qui me semble éclairer l’ensemble de l’oeuvre de Goldblatt, sa posture profonde,et qui met en perspective sa vision, c’est son travail réalisé aujourd’hui en couleur, sur la société postapartheid. Ce qui est saisissant, c’est que ce projet engagé depuis la fin des années 90, autour du territoire sud-africain, garde la constance, la même acuité, que le travail déployé pendant les quarante années précédentes. Témoins ces deux photographies réalisées à vingt cinq années d’intervalle, et qui permettent de décrypter la » violence symbolique que peuvent porter les systèmes sociaux.
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À l’instar de son photographe-référence, Eugène Atget, le maître de la banalité arpentant Paris, David Goldblatt continue de traverser la société sud-africaine.Il montre aujourd’hui, avec ses derniers travaux, qu’en dessous de la nation » arc-en-ciel » rêvée par Mandela, les racines du pouvoir égoïste et froid, n’est pas loin, marquant de ces nouvelles violences – devenues symboliques – les enfants, les femmes et les hommesde la nouvelle Afrique du Sud et du monde en général.
Goldblatt pense globalement la société dans laquelle il vit. Son oeuvre nous indique que le sens profond des choses ne se trouve pas dans le spectaculaire mais dans la banalité et l’état du quotidien. Lors de l’atelier partagé en décembre 2005, avec des photographes et artistes de La Réunion, dans le cadre du programme “Photographie En Océan Indien” David Goldblatt, parlant du respect du sujet photographié, a noté que » le monde n’est pas un terrain de jeu » et qu’il ne peut, en ce qui le concerne, » photographier que ce qu’il connaît intimement « .
Loin des modes du moment, marquées par une culture « Disneyland-porno-chic », l’œuvre de Goldblatt, pose une perspective artistique passionnante, pleine d’une profonde modernité où peuvent se réconcilier le réel et l’imaginaire, l’information et la création.C’est la constance de la vision, la posture de “l’arpenteur Goldblatt”, que nous voulons partager avec la production de l’exposition » about VALUES » et ce que son oeuvre nous dit,d’une partie de l’état du monde.
La perspective de sociétés et d’un monde plus égalitaire et libre n’appartient pas au passé.Le respect de la différence de l’autre doit être une préoccupation constante que nous pouvons partager, quelle que soit notre activité, Un enjeu de taille, il s’agit d’interroger nos regards,quant aux réalités des systèmes sociaux, aujourd’hui largement marqués par de nouvelles croyances aux couleurs du mercantilisme et de l’individualisme. Cette nouvelle culture, ces nouvelles valeurs, tendent à enfermer une partie du monde dans de nouveaux apartheids, et ces systèmes, bien que tièdes, sont porteurs d’un poison fait de peur, d’égoïsme et d’exclusion. Unensemble de sentiments qui laissent libre cours à folie du pouvoir.