La photographie par sa matérialité propose souvent une retranscription, certes parcellaire, incomplète et un peu menteuse, de la réalité. Toutefois, elle a toujours cherché dans le même temps à investir des interstices, des espaces parallèles où elle devient non plus un « ce qui est » mais un « ça pourrait être. »
La photographe Caroline Henry joue sur ce fil ténu avec sa série Les Étendues Intermédiaires.
Travail évolutif, presqu’infini, il comporte une série de photographies noir et blanc réalisées en double, triple ou quadruple exposition. Les tirages proposés sont carrés, de petit format, sur papier Hemp 290g.

Une route, noyée de nuages, ne mène nulle part, ou partout. Une robe blanche dans un taillis broussailleux semble attendre celle qui la portera. Une plage immense, mer démontée, des nuages, une silhouette solitaire contemple ce qui n’est pas. Très souvent des chevaux, des nuages, des arbres transparents, presque translucides, sentinelles fantomatiques attendent immobiles. Tout est possible et étrange, entremêlé et juxtaposé. Le regard se perd, revient, repart cherchant des repères qu’il ne trouve pas. Parcourir ces Étendues Intermédiaires c’est abdiquer la volonté de comprendre pour se laisser porter par le flot des songes
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Caroline Henry avec ce travail nous convie dans un espace comme on est invité à entrer dans une rêverie. Il n’y a pas ici à chercher une cohérence, quelque chose de concret et matériel, il s’agit plutôt d’une forme de hasard convoqué, de lâcher-prise. Toutefois, il ne s’agit pas d’abstraction. C’est avant tout un écart avec la réalité, un moment où l’esprit se trouve confronté à des paradoxes poétiques et tente d’y trouver un sens qui ne soit pas pragmatique. Les Étendues Intermédiaires peuvent se lire comme un voyage onirique, ce moment de l’endormissement ou du réveil où le rêve existe mais perd peu à peu de sa densité.

Nous savons que l’intermédiaire c’est cette communication, cette liaison entre deux termes. Or, Caroline Henry fait écho entre les lieux, les moments, les animaux, la Vie, se rapprochant ainsi de la possibilité d’un monde nouveau, à la lisière entre le merveilleux des contes de fée et le paradoxal des peintures surréalistes. A l’instar des premiers tout semble possible dans les photographies. Un cheval peut devenir une sorcière, le ciel peut se noyer dans la mer. Il faut simplement laisser à l’imaginaire le choix de parcourir, de s’évader. Et comme dans les peintures de Magritte, Dali ou De Chirico, les associations souvent déroutent, perturbent le regardeur afin de l’amener vers autre chose, une nouvelle compréhension de ce qui est.

René Magritte écrivait qu’il s’efforçait de « restituer le familier à l’étrange. ». Cette proposition pourrait tout à fait convenir ici. En effet, par ce choix des doubles expositions, par cette association d’idées la perte du familier crée une étrangeté, une « bizarrerie ». Mais comme l’écrivait Baudelaire : « Le Beau est toujours bizarre. » et ici la Beauté naît de ces repères perdus. Il arrive même que certaines scènes amènent à l’inquiétante étrangeté freudienne : des buissons cachent quelque chose d’obscur, les racines tentaculaires d’un arbre envahissent un cours d’eau nous rappelant que dans chaque conte, dans chaque esprit siègent la possibilité d’une peur et que les images de Caroline peuvent être une porte ouverte sur nos craintes.

Caroline Henry joue donc sur un double équilibre : celui des photos doublées, celui de la polysémie de chaque image. Cette marche sur le fil oblige l’artiste à ne jamais se départir d’un sens aigu de l’observation et au spectateur à choisir de devenir l’hôte dérouté d’un monde où il n’a plus aucun contrôle.
Les Étendues Intermédiaires sont une invitation, une forme de palimpseste de ce que nous nommons la réalité. Kafka pensait que « La véritable réalité est toujours trop irréaliste. ». De fait, Caroline Henry en forgeant ces espaces d’écart crée une possibilité, une incertitude certaine où il n’existe pas fondamentalement de réalité, ni d’irréalité.
Juste une étendue intermédiaire.