Deux regards sur l’ ART BRUT JAPONAIS

A l’occasion du Tandem PARIS-TOKYO, la Halle Saint Pierre à Paris présente depuis le 8 septembre 2018 et huit ans après un premier volet la seconde édition de l’exposition Art Brut Japonais. Elle se terminera le 10 mars 2019.
Les nombreuses œuvres présentées dans l’exposition sont le fruit de nouvelles prospections.

- à La Collection de L’Art Brut à Lausanne (rue des Bergières, CH)
Art Brut du Japon, Un autre regard 24 créateurs contemporains
du 20 Novembre 2018 au 28 Avril 2019

L’intérêt de ces deux expositions est de permettre de réfléchir au lien d’une culture particulière et de l’art brut, ce que l’inventeur de cette notion, Jean Dubuffet, refusait. Pour lui, l’auteur d’art brut devrait être un autodidacte indemne de toute culture. Pourtant, la culture japonaise, si exotique pour un occidental, semble bien être présente dans un grand nombre de ces productions dites d’art brut. On peut la repérer à la fois dans les thèmes, comme la figuration de monstres issus du folkore, et dans les moyens d’expression (poteries, sculptures de terre ou céramiques par exemple).

Art brut japonais ou Art brut au Japon ?

Le choix des productions est extrêmement varié à Paris ; il mêle textiles, avec Kozu Suzuki, Satoshi Morita, Misuzo Seko, dessins en noir et blanc ou en couleur de taille différentes, certains immenses (comme le paysage de plus de 10m qui évoque la densité urbaine du pays, intitulé Panorama du monde, de Noritsumi Kokubo) ou, au contraire, de minuscules origamis réalisés avec délicatesse à partir de feuilles d’arbres, que l’on peut considérer comme des expressions poétiques de l’impermanence propre au bouddhisme japonais.
“Une cinquantaine de créateurs témoignent qu’au sein de toutes les cultures, il y aura toujours des personnes assez singulières et individualistes pour inventer leur propre mythologie et leur propre langage figuratif”, écrit la commissaire Martine Lusardy qui dirige la Halle Saint-Pierre.

Certes, des créateurs détournent les codes traditionnels de la céramique ou de l’origami, mais tous ne s’affranchissent pas pour autant de leur culture d’origine. Issus d’ateliers ou œuvrant de façon autonome et indépendante, ces créateurs, qui sont souvent, mais pas toujours, confrontés à un isolement mental ou social, utilisent des techniques et des matériaux divers. Certains thèmes et certaines formes d’expression recoupent cependant ce qui est déjà vu ailleurs dans des expositions d’art brut : dessins obsessionnels d’automobiles ou de camions, ou encore écritures ressassées. D’autres sont plus originaux. La figure artistique dominante de l’exposition est désormais reconnue : il s’agit de Sinichi Sawada, un artiste emblématique de l’art brut japonais, dont les étonnantes sculptures connurent la consécration lors de la Biennale de Venise de 2013. Et, en parallèle à cet art brut du Japon, l’exposition présente aussi d’émouvants dessins qui sont l’œuvre de survivants (hibakusha) de Hiroshima et de Nagasaki.

L’exposition à Lausanne privilégie des œuvres pour la plupart de moindre format, dont certaines sont même minuscules. Les petites photographies argentiques anciennes découpées de Atsushi Sugiura témoignent d’une évanescence qui émeut, alors que les masques que portait l’étrange personnage qui se nommait lui-même Strange Knight sont effrayants et drôles à fois. Les cocons de fils et de boutons de Momoka Imura ou les livres recensant des images de plats cuisinés de Itsuo Koyabashi, ancien chef de restaurant, s’inscrivent dans des pratiques culturelles extérieures aux arts graphiques (couture, cuisine) alors que les dessins de figurines quadrillées de couleur vives de Takuya Tamura s’imposent avec leur style graphique bien reconnaissable.

Les ateliers au Japon

Un autre questionnement sur l’art brut au Japon porte sur leur lieux de production : en effet, la plupart proviennent d’ateliers, des “social welfare organizations”. Sarah Lombardi a confié le commissariat de l’exposition Un autre regard à la Collection de l’Art Brut à Lausanne à Edward M. Gomez, rédacteur en chef de Raw Vision et critique d’art, qui connaît bien le Japon. Mais elle s’insurge sur l’identification problématique entre l’art “brut” et l’ensemble des productions artistiques qui sont faites dans le cadre d’ateliers. On trouve donc dans la soixantaine d’oeuvres des vingt-quatre créateurs montrées à Lausanne (bien moins qu’à Paris) aussi bien des productions d’ateliers que d’autres, le critère de leur sélection étant plutôt d’ordre esthétique : même si le commissaire prétend se placer du point de vue de Jean Dubuffet, il semble s’éloigner de son orthodoxie doctrinale.

Il imagine, dans sa présentation pour le catalogue, un Dubuffet toujours vivant se promenant au Japon, qui serait ravi de faire d’aussi belles découvertes… le problème est de substituer un regard, c’est-à-dire un jugement de goût subjectif, à un critère plus objectif qui resterait à définir. Certes, on peut être séduit pas des productions comme par les masques saisissants que portait Strange Knight – mais à quoi bon convoquer le fantôme de Dubuffet pour légitimer des choix actuels ? Pourquoi ne pas les assumer in vivo ? Cela pose le problème d’un devenir de l’art brut en l’absence de celui qui en a été l’inventeur.

Le terme art brut, repris au Japon afin de nommer des productions faites dans des ateliers, est utilisé essentiellement pour des raisons tenant à la politique de promotion de ces structures d’accueil pour des personnes handicapées en voulant mettre en valeur leurs talents artistiques. Mais cela va totalement à l’encontre du point de vue que défendait Jean Dubuffet : il déclarait en effet avec intransigeance qu’ “il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des malades du genoux”, formule sarcastique contre la tradition de “l’art des fous” et ensuite de l’art psychopathologique. De plus, à sa suite, Laurent Danchin a dénoncé l’assimilation entre le handicap et la maladie mentale. Voir la réunion de ses articles et entretiens publiés tout récemment chez Mycelium.

Les pratiques d’ateliers telles qu’elles se sont développées au Japon ne peuvent donc (comme ailleurs) que très exceptionnellement voir naître des créations pouvant relever de l’art brut, ce qui repose la question du critère de leur sélection. Au Japon, elles sont en recherche d’une visibilité et d’une publicité tout en restant encore, pour la plupart, éloignées du marché. Cela explique leur exposition, comme à la Halle Saint-Pierre, dont on peut se réjouir, car ce panorama offre une grande diversité de productions, ce qui n’empêche pas de s’interroger sur la pertinence d’un usage trop globalisant du terme art brut pour les présenter au public français.

Enfin, en complément de ces deux expositions, il faut visionner un film vendu en DVD intitulé Diamants Bruts du Japon coproduit par la Collection de l’Art Brut et Lokomotiv films ; il met en scène neuf créateurs japonais (dont Sawada) qui, pour la plupart, produisent dans des ateliers. Cette plongée dans leur univers quasi-autistique grâce à la sollicitude patiente de ceux qui les entourent – parents ou éducateurs – qui commentent leurs pratiques mérite d’être regardée avec intérêt : on s’aperçoit que derrière des productions à première vue énigmatiques, il y a des personnes qui inventent une écriture ou qui donnent accès, sans doute sans le vouloir, à leur mythologies personnelles.