Dorothy-Shoes traductrice de la douleur en langue des femmes

En tant qu’homme on reste parfois sans voix, interdit, devant la douleur du « grand continent noir » que serait la femme. En tant qu’amoureux, amant, aimant on tente de s’approcher parfois souvent, mais la langue, même maternelle, nous prend encore en défaut dans ses subtilités. En tant que critique on se trouve trop rarement irrésistiblement attiré par une œuvre qui nous fascine et nous dérange. Les « Colères PlanquéesS » de Dorothy-Shoes sont de ce rare acabit, elles constituent une traduction instantanée dans une langue sublime de la résistance intime, quotidienne, à la douleur qui gagne un corps plein de vie et ne renonce en rien à son énergie malgré la maladie.

Si ces colères sont doublement plurielles c’est qu’elles manifestent l’inacceptable annonce à 33 ans d’une sclérose en plaque, si elles se planquent c’est dans la malignité progressive des symptômes que ressent cette auteure majeure. En effet quand elle se revendique plus metteuse en scène que photographe les 50 portraits témoignent cependant de réelles qualités plastiques certes sans séduction ni facilités. Mais chacune de ces images qui nous est dans le livre d’abord offerte en pleine page, en belle page comme le veut l’usage, s’accompagne d’un court texte d’une vraie teneur poétique que l’on retrouve toutes les 4 pages sur un demi-feuillet en blanc sur un bleu intense, couleur de l’espérance.

S’il y a traduction elle est dûe au changement d’adresse vocale, dans le texte liminaire le tu est celui de la réflexion intime de soi à soi. Les courts textes légendant les images tutoient directement l’ennemi à l’intérieur de soi, la maladie qui progresse à qui elle reproche par exemple : « Tu enrayes la mécanique du corps autant que sa canopée. »
Un autre dialogue visuel essentiel s’établit quand l’auteure ne se montre que dans un seul autoportrait direct, ses traits troublés par ses doigts, alors que les 49 autres image sont scénarisées à partir de croquis préparatoires avec des femmes complices et amies qui acceptent une représentation mise à mal d’elles-mêmes.

Les portraits serrés voient souvent le visage agressé, caviardé, par différentes matières qui illustrent les atteintes au fonctionnement de la bouche, des yeux et des oreilles, autant de menaces sur le bon fonctionnement de trois sens primordiaux. Les portraits en pied sont le plus souvent pris devant des murs dont les défauts répondent aux attitudes de corps souvent malmenés. Contrairement à certaines pratiques bêtement documentaires qui alignent leurs modèles face au mur où le zoom va les fusiller l’artiste trouve une empathie visuelle entre murs et blessures, pour mieux rendre visibles ces dernières.

Les vêtements qui tombent mal, serrent les formes ou y sont mal attifés accentuent les sensations de malaise physique. Nu le corps est agressé par des lumières, des couleurs ou des matières. Des tâches suspectes l’envahissent et font concurrence à son agression du fait du cheminement d’insectes ou de vers. Les fluides du corps sueur, bave ou urine sont présents avec une belle indécence qui vient déranger nos certitudes sanitaires. Les attitudes mêmes deviennent symptômes, une culotte baissée sur une toison pubienne, un regard absent qui fuit hors champ, tout fait question et jusqu’à une forme qui pourrait semblée chorégraphiée qui marque aussi une déformation douloureuse.

Il faut lire ce livre poignant qui témoigne dans une langue d’une haute tenue de cette aventure humaine et artistique. Les images y sont bien reproduites , les inserts de notules nous amènent à revenir en arrière sur les images qu’elles accompagnent sans vraiment les illustrer, et la même expression poétique nous laisse sur les remerciements qui marquent la communauté de femmes impliquée dans cette leçon de courage et de vie.