EDUARDO CLIMACHAUSKA, « la noche oscura »

Présent à Paris pour une exposition personnelle à la Galerie Sycomore art, l’artiste brésilien Eduardo Climachauska nous dévoile, à travers une série de dessins, une vidéo et une installation, tous les aspects de son travail. Cette exposition, intitulée « la noche oscura » est placée sous le patronage du grand poète mystique Jean de la Croix.

Outre la grande qualité des artistes, souvent jeunes, qu’elle présente, la galerie Sycomore art a une particularité, celle de travailler en partenariat avec le Brésil. Seule galerie française présente à la foire de Sao Paulo, elle expose une fois par an un artiste de la galerie Eduardo Fernandes qui, de son côté, expose l’un des artistes français de la galerie.

Cette année, c’est Eduardo Climachauska qui est venu tendre ses câbles dans le passage qui abrite la galerie. Cette œuvre, Scorpion II, est une installation réalisée entre les murs et le sol des bâtiments du passage. Un filin d’acier est tendu entre plusieurs points d’attache. L’un des deux systèmes de tension semble flotter en l’air, l’autre, posé au sol semble à l’abandon. Peint couleur cuivre, comme les câbles, ces éléments témoignent d’une double obsession, celle de la tension et celle, inévitable de la chute et de l’abandon.
Incarnés par ces câbles, ces jeux de tension évoquent avant tout les forces mobilisées par la physique et la maîtrise que l’homme prétend avoir sur ces forces. La forme abandonnée au sol, elle, témoigne de l’impossibilité où se trouve l’homme de tout contrôler.
On peut aussi, ou plutôt on doit voir dans ce jeu de tensions qu’un autre réseau de forces est à l’œuvre, celui de forces moins géométriques, moins calculables, moins prévisibles et qui pourtant elles aussi habitent la pensée et hantent le psychisme.
C’est à l’évidence cette double facette de « l’âme » qu’interroge à se manière Eduardo Climachauska.`

En effet, il suffit de regarder avec attention les dessins pour percevoir que c’est cette opposition interne à l’esprit humain qu’ils évoquent avec brio et radicalité. Les éléments sont simples, reconnaissables jusqu’à une certain point, une coupe, remplie de liquide couleur cuivre, un réchaud, allumé, une chaise qui est plutôt en fait un prie-Dieu, un fil à plomb et un nuage, noir, si noir qu’il incarne plus que la nuit du ciel, celle qui vit en chacun et dans laquelle tout se mêle, les rêves et le silence, les cris et les peurs, les appels et encore le silence. Et de ce nuage noir, le nuage de l’inconnaissance qui est aussi trame vivante de nos aveuglements les plus absolus, tombe comme une pluie ou comme de pleurs. Pluie qui va venir ensemencer le sol, remplir la coupe ou plutôt éteindre le feu qui cuit et recuit nos passions comme si elles étaient du jour ? Pleurs de tristesse ou de joie ?
Il semble plutôt que cette traînée soit le signe de ce que la nuit ne peut pas tout contenir et la vie et la mort et les cris et le silence et que cela débordera toujours. Mais il y a un autre aspect dans ces dessins qui importe tout autant, à savoir le fait que les choses figurées, elles, parlent la langue de la raison, de la construction en même temps qu’elles évoquent la foi.
On le comprend, ce que mettent en scène ces dessins, c’est le conflit intérieur au psychisme, qui voit s’opposer non tant le conscient à l’inconscient que les rêves et les désirs de puissance de la raison à la nuit de l’inconnaissance. Et ce qu’ils nous disent ces dessins, c’est que tout provient de cette nuit là, que la raison est seconde, en tout cas qu’elle prend sa source comme tout ce qui vit et que pense l’esprit dans cette nuit obscure.
Descendons dans la cave. La vidéo et l’installation vont nous donner sinon la clé du moins une version plus déployée encore de ce qui hante Eduardo Climachauska.

Cette fois nous l’entendons. La voix est là, brouillée décalée mais audible. La voix dit le poème de Jean de la Croix, la nuit obscure. Voilà ce que l’on peut alors entendre et comprendre : « Nuit obscure/dans une nuit obscure/par un désir d’amour tout embrasée/o joyeuse aventure /sortis sans me montrer/quand ma maison fut enfin apaisée/…/ dans cette nuit de joie/secrètement nul ne me voyait : mes yeux ne voyaient rien qui soit : j’allais sans autre lumière que celle en mon cœur qui brûlait… » (traduction Gilles de Seze).
Sur le mur, une femme pédale et fait tourner une roue. L’œuvre porte le titre de Copernic. Nous y sommes. L’enjeu est bien là, plonger avec humour et poésie dans cette nuit obscure. Tenter d’y voir plus clair. Et que dit le poème ? Il parle d’ami et d’aimée, bref des deux faces de l’âme ou du psychisme comme on voudra, qui se cherchent et trouvent. Proximité et distance, tension et relâchement, la fille pédale, la roue tourne, une autre voix gémit. Angoisse ? Plaisir plutôt. A moins que ce ne soit un écho de la vraie musique de sphères, celle dont a rêvé Copernic lorsqu’il a découvert le secret du fonctionnement des planètes.

La raison peut-elle tout ? Il semble que oui et pourtant, l’esprit humain est comme enveloppé de nuit. C’est de ce conflit intime et éternel que nous parle cette exposition, entre raison et passion. Et l’on comprend alors que la force qui tend les câbles, la force qui fait tourner la roue et la force qui retient la nuit en elle-même et l’empêche de recouvrir le monde de son encre et de le noyer dans la mort, que cette force est bien celle de la passion. Et l’on comprend alors que la raison n’est pas la force qui domine le monde, mais que c’est ce paquet de nuit qui flotte au-dessus de tout et que la raison trouve sa source dans la passion et non l’inverse. C’est en tout cas ce que nous dit à sa manière poétique et directe les œuvres d’Eduardo Climachauska.

Jean-Louis POITEVIN