Emines-18 Occupation artistique d’un fort

Quand l’art contemporain rencontre l’architecture militaire fortifiée, il questionne la guerre, la Mémoire, l’Histoire. Le temps n’est pas venu à bout de tous ces ouvrages spectaculaires dédiés aux régiments d’infanterie et d’artillerie dès la première guerre mondiale. Les hommes oublient-ils ? Cette défense fortifiée, préservée parfois encore aujourd’hui par une végétation dense, appartient à un front, organisé en offensive. Le but : combattre l’ennemi et empêcher sa progression. Quand l’art contemporain occupe artistiquement le Fort d’Emines, il dialogue avec le passé. Les hommes se souviennent-ils ? Les traces des traumatismes laissées par les deux derniers conflits mondiaux existent. C’est dans le cadre de la fin des commémorations de 14-18, initiée par les services de la culture et du Patrimoine culturel de la Province de Namur, que le Fort d’Emines a ouvert ses portes au public. Grâce à la présence in situ de leurs œuvres, trois de nos artistes contemporains Renato NICOLODI, Juan PAPARELLA et Georges ROUSSE font émerger le Fort d’Emines de son silence. Des voix d’hommes morts pour leur patrie s’élèvent.

Construit entre 1888 et 1892 par le Général Alexis de Brialmont, architecte militaire, l’ouvrage est aujourd’hui l’un des forts les mieux conservés des neufs forts qui constituaient la position fortifiée de la ville de Namur. Après la guerre franco-prussienne de 1870-1871, la situation militaire de la Belgique est profondément modifiée. Le royaume belge apparaît comme le probable prochain théâtre d’opérations en cas de nouveaux conflits entre la République française et l’Empire allemand. Les fortifications de Namur et de Liège sont érigées.
Au détour de la grand-route, perdue dans les bois namurois, une lourde porte surmontée d’un linteau en arc de cercle est gravée d’une simple inscription : Emines. Architecture de béton triangulaire, recouvert de plusieurs mètres de terre, ce qui permet d’arrêter les obus, il se présente comme une structure autonome avec cuisines, citernes, entrepôts de nourriture et de munitions, chambrés. Entre 300 et 350 soldats d’artillerie y vécurent en autarcie pendant la première guerre mondiale, le fort étant conçu pour résister à un siège de plusieurs semaines. Ils attendaient les Français. Ils furent finalement assaillis par les Allemands. Obus. Reddition. En 2014, on retrouve les carnets d’un artilleur, le soldat Albert Michaux qui font aujourd’hui l’objet d’une publication.

Les trois artistes choisis le furent avec une attention particulière. Le Fort d’Emines est inhospitalier. La structure en béton imposante. L’humidité, le froid, l’obscurité, les salles sous la terre ne réunissent pas des conditions favorables pour la réalisation d’œuvres in situ. Il fallait de plus que les artistes réussissent à « rivaliser » avec l’architecture si particulière d’un fort du XIXème siècle, théâtre de guerre au XXème, sans en dénaturer l’histoire. Chaque artiste eut le choix du lieu de son intervention, de ses médiums d’Intégration.
Les sculptures de Renato NICOLODI, artiste belge d’origine italienne né en 1980 à Bruxelles, sont placées au sein de l’allée principale du fort, en extérieur. Ici c’est la verdure qui semble nous accueillir. Les coupoles de tirs comme des paysages lunaires sur du béton. Monuments funéraires ? Architectures militaires ? L’élément central du travail de l’artiste est cette dimension architecturale de l’œuvre en tant que structure vidée de toute fonctionnalité. L’architecture sous Hitler et Mussolini était l’expression d’un pouvoir et ses structures imposantes aux lignes droites la projection d’un dessein présenté comme esthétique, l’épuration ethnique.

L’artiste lui-même se réfère à des formes archétypales qui évoquent beaucoup celles glorifiées par les Nazis. Il transforme cette architecture en un pur langage formel et visuel dans un décor où la nature a repris ses droits, quasi-immuable. Positionnée face à un des murs en béton criblé d’impacts de balles, Speculatio 1 (2016), pierre bleue et acier inoxydable est un cercueil vertical de plusieurs tonnes. On peut y pénétrer par une porte en métal. Cette expérience « claustrophobique » devient existentielle lorsque le visiteur découvre en haut d’un petit escalier une meurtrière lui permettant certes de regarder à l’extérieur. Que voit-il ? « On est là dans un espace qui offre une perspective rapprochée sur le mur du fort comme une lunette donnée pour regarder l’environnement d’une certaine façon sous un angle précis à l’échelle de l’individu. » Transhumance de la mort à la vie, de la vie à la nature, de la nature à la trace laissée par les combats sanglants menés par nos aïeux, de la trace au poids de notre devoir de Mémoires, du poids aux tonnes. Comment faire vivre le passé ? Comment se réapproprier l’Histoire ? Comment donner vies aux histoires plurielles d’anonymes qui pour certaines se sont achevés ici dans la souffrance ? Impossible effacement.

Les sculptures de Renato NICOLODI s’inscrivent aussi dans sa mythologie familiale. Il évoque son grand-père italien, soldat dans l’armée de Mussolini, capturé par les Allemands, fait prisonnier de guerre et qui connut dès l’âge de 19 ans différents camps de travail en Normandie, avant de réussir à fuir et d’entrer dans la résistance en Belgique, sa nouvelle terre d’accueil. « Il me racontait comment était son espace de détention en décrivant ce qu’il voyait – un morceau de mur, une brique qui dépasse-. Je pouvais m’approprier les bunkers car je les connaissais grâce aux histoires de mon grand-père ». Son choix fut que ses œuvres in situ répondent à une citation latine : OMNI MEMORIA que l’on découvre sur l’un des murs. Or la mémoire collective, explique l’artiste, va plus loin que la mémoire individuelle : « Quand une pierre tombe des rochers, c’est la monumentalité que je questionne. Lorsque les références historiques sont absentes, un vide se crée…comme un trou noir. La guerre est omniprésente dans mon travail. » La grande porte de Speculatio 1 offre un regard sur le monde extérieur. Le cercueil évoque la mort. Sa verticalité, la Mémoire. Arme érigée pour lutter contre l’oublie de ce qui fut un tombeau à ciel ouvert.

Lorsque l’on pénètre à l’intérieur du fort c’est le travail de Juan PAPARELLA, né en 1965 à Buenos Aires qui nous saisit. L’œuvre de cet artiste plasticien qui vit en Belgique depuis 1991 se décline en trois parties. Juan PAPARELLA a été bouleversé par l’universalité et l’esprit de désespoir, la narration de la destruction, de la souffrance des cahiers du brigadier d’artillerie Albert Michaux qui vécut là, jusqu’à la reddition du fort après l’assaut des Allemands.
Nous sommes sous terre. Il fait froid. Le soleil présent ce jour là, ne pénètre pas dans l’enfilade de pièces et d’escaliers. Les quelques rares puits de lumière n’éclairent pas l’obscurité humide qui suinte des murs. De l’eau tombe sur mon cahier de notes. Nous marchons et découvrons à terre un texte écrit sur une feuille de papier que nous foulons. Nos semelles sont mouillées. Au fur et à mesure de notre avancée (l’encre noire choisie se dilue à l’eau) le récit d’Albert Michaud s’efface. Pourquoi ne pas avoir choisi de graver dans la pierre ce témoignage d’homme, ce récit universel ? « C’est une poétique de l’effacement qui magnifie le paradoxe de la mémoire. Plus nous désirons lire les mots qui s’offrent à nos pieds, plus nos pas se chargent de les faire disparaître. » écrit l’artiste. Et plus nous désirons les découvrir…

Ici, la lumière naturelle n’existe pas. Ici, c’est la lumière forte qui impose sa nécessité et ses contraintes. Les objets photographiés par l’artiste plasticien deviennent blancs. Les contrastes sont saturés. Les photographies comme brûlées car surexposées. Toute tentative narrative est exclue. La photographie de Juan PAPARELLA est effacement de la conscience. Elle ne fait que passer. La mort est arrivée. La vie est si fragile. Traces d’une vie éphémère, des papillons, symboles au Japon de l’âme qui vole, sont épinglés sur le métal et le bois. Pour coller au plus près au réel, l’artiste a fait appel au Musée d’Histoire Naturelle. Ces papillons « disséqués », arrêtés dans le temps, ne cherchaient-ils pas la lumière ? Ils l’attendaient même et ils n’ont trouvé qu’une nuit sans fin. Juan PAPARELLA redessine les « Contours imperceptibles de la mémoire » à la lumière de l’architecture particulière de ce fort militaire, dans lequel les hommes ont connu la souffrance.

C’est dans les deux salles de la poudrière, ce lieu qui « engendrait le feu » que l’artiste a choisi d’exposer ses photographies. Les chambrés des soldats sont comme les cellules d’un monastère, silencieuses. Des moisissures croissent déjà sur les dessins, les photographies. Habitées d’âmes dernières, de fantômes peut-être, les salles obscures, humides et voûtées du Fort d’Emines sont propices aux principes de la peinture rupestre. Voie que privilégie l’artiste. Et le temps passe inexorablement. Ce mouvement perpétuel crée-t-il l’oublie ? La conscience s’efface-t-elle avec le temps ? Le Fort d’Emines n’est-il qu’un vestige oublié de l’Histoire ? Juan PAPARELLA nous rattache à cette Mémoire ensevelie au plus profond de notre être culturel et historique d’appartenance à une patrie, et ce peu importe nos origines.

« Moi qui ai horreur des armes et de la guerre, je voulais construire une histoire qui me permettrait d’habiter ce lieu » déclare Georges Rousse. L’artiste français né en 1947 à Paris, investit trois espaces du Fort d’Emines et met en place des anamorphoses, peinture ou dessin qui déforment volontairement l’objet représenté et dont l’apparence initiale ne peut être retrouvée qu’en observant l’œuvre d’un certain angle ou en ayant recours à un miroir courbe. Lorsqu’il découvre le fort, le plafond voûté d’une salle, duquel sourdent des tiges métalliques l’impressionne. Il nous parlera alors de ces tiges métalliques « agressives » comme « autant d’épée de Damoclès ». Après avoir lu le récit d’Albert Michaux, il devenait à son tour « occupant des lieux ». La commémoration dans l’élaboration et sa réalisation artistique serait géométrique. Georges Rousse tisse ce lien particulier avec ces vies d’artilleurs dont Albert Michaux témoigne. N’est-il pas nécessaire à un artilleur de calculer les portées, les angles et courbes de tir ? « Je me suis aussitôt mis à dessiner, confie l’artiste, des formes simples, un carré, un cercle, un triangle, monochromes noirs traversant l’espace dans toute sa largeur, en relation avec la forte charge graphique et émotionnelle du lieu. Stalactites calcaires descendant de la voûte, nappe d’eau sur le sol, obscurité totale…Pas de fenêtre, pas de lumière du jour, des formes noires symbolisant cette absence de clarté. Un cercueil. »

A l’entrée du fort, Georges Rousse a installé deux cercles concentriques vides au centre. Nous les franchissons à rebours. Ses lattes de bois de couleur blanche accompagnent maintenant les arbres verts du couloir qui nous mènent à la sortie : « Lors de ma visite, les organisateurs du projet cherchant à marquer plus fortement l’entrée du fort, j’ai pensé à un « objet » en forme de cercle. Anamorphosé et vu du haut du chemin, il se présenterait comme un anneau épousant l’arrondi du couloir d’entrée. En même temps, il symboliserait le point de mire tout autant que le viseur ou la cible…Une sorte de sculpture interférant avec l’entrée du port ».

Pour Georges Rousse les carnets du brigadier Albert Michaux auraient pu être assimilés à ces graffiti absents des murs. L’auteur n’évoque-t-il pas d’ailleurs la nécessité de resserrer l’énoncé de son récit arrivant à la fin de l’unique cahier dont il disposait ? L’artiste dès lors photographie des soldats de plomb de l’armée belge pour en dessiner les profils. La silhouette archétypale obtenue contient ces mots écrits par Albert Michaud…C’est la première fois que Georges Rousse anamorphose l’écrit.
« Comme une ombre sur les murs du boyau qui mène au poste de tir du plus gros canon », graffiti de la désespérance, dans l’attente d’une mort certaine qui ici ne fut pas libération.