Ils sont deux. Ils dialoguent à travers un vocabulaire de formes. L’un, Emmanuel Van der Meulen, s’exprime par la peinture, l’autre, Raphaël Zarka, par la sculpture et la collection. Les deux ont une inclination pour la géométrie, qui signifie leurs rapprochements et leurs éloignements, de la surface plane du tableau libéré jusqu’au-delà de ses marges de toute contingence signifiante au volume réalisé dans l’espace ou représenté en deux dimensions.
Dès l’entrée de l’exposition, Kupka (collage, 2011) d’Emmanuel Van der Meulen et Cadran solaire n° 1 de Raphaël Zarka, animent le dialogue dans l’évidence et la complexité d’une proximité distante. L’un, réinventant en encres de couleur sur papier une planche gravée du Timon d’Ambroise Bachot (« Parisiensis Inventor » [1587]), invite à l’imaginaire géométrique dans le cadre et hors du cadre, sur la surface plane de la feuille et dans l’espace. L’autre, insérant en contexte dans un collage photographique une « architecture philosophique » suspendue de František Kupka, expose la logique d’une peinture, dégagée de toute contingence et identification, en rupture avec sa tradition mimétique ; il formule la cohérence d’une réalité intégralement picturale qui ne s’enferme pas dans le tableau.
Posé ainsi, le face-à-face scande les rapprochements et les éloignements, les frictions et les prolongements réciproques selon un accrochage clair et patent qui argumente la découverte des tensions et des équilibres des formes et des structures, la spéculation de leur assise, de leur stabilité et de leur dynamique en planéité comme dans l’espace.
Raphaël Zarka se fait archéologue et bibliothécaire, collectionneur et découvreur des formes mathématiques, qu’il duplique en autant d’archives et de portraits réactivés qu’il soumet à la détermination du visiteur. La géométrie dans la pupille, l’œil rebondit, d’images en images. L’imaginaire s’emplit d’une poétique des volumes : voir ou savoir, connaître ou expérimenter ? L’artiste crée et interprète la partition unifiée d’une collection aux références formelles multiples : photographie de la maquette du Cretto d’Alberto Burri réalisé à la suite du tremblement de terre de Gibellina ; gravures de volumes improbables en perspective qui illustrent les démonstrations de mathématiciens et physiciens des XVIe-XVIIIe siècles ; photographies de l’autel de la Fortune conçu par Goethe à Weimar et du Cabinet de mathématiques de la Sorbonne ; répliques par Gilles A. Tiberghien de l’œuvre éphémère de Michael Heizer ; modules polyédriques de récifs artificiels en béton immergés près des côtes méditerranéennes ou des brise lames à l’image du rhombicuboctaèdre de Luca Pacioli (Divina Proportione, 1509)…
En réplique, comme un journal de formes, les géométries colorées d’Emmanuel Van der Meulen arrangées dans une simplicité apparente, rappellent que le dessin et la peinture ne valent qu’en eux-mêmes et pour eux-mêmes, en dehors de la connaissance et de la reconnaissance de ce qu’ils semblent représenter. Comme y convie l’intitulé de l’exposition, une composition en trois temps empruntée au recueil d’articles d’André Chastel, autant que les titres des œuvres, le dialogue est alors une partie à trois, ou plus, où le spectateur, de l’un à l’autre, intervient, en partage, sur l’accomplissement de l’œuvre.
Complètement intégrée à l’architecture et au décor du vestibule, Dimetiri, la peinture murale d’Emmanuel Van der Meulen mesure l’élévation centrale de John Mylne et Cie, une histoire aussi d’architecture, où rejouent en creux certaines des formes du cadran solaire. Corrélées au cadre architectural, autant qu’aux sculptures de Raphaël Zarka qu’elles apostrophent, les épures colorées d’Emmanuel Van der Meulen ouvrent l’expérience esthétique, « construction », « mur »…, à tous les champs possibles de la perception, du plein sculptural au vide créé par le tableau.
De la découverte des modèles géométriques en plâtre d’Arthur Moritz Schoenflies (1853-1928) à l’université de Göttingen, Raphaël Zarka a inventé toute une famille de « sculptures documentaires » dont l’exposition présente quelques membres. Les formes abstraites, issues des choix combinatoires de modules en pierre (Emma Schoenflies, 2016) ou en bois rehaussé d’un verre soufflé (Le troisième Homme (d’après Arthur M. Schoenflies), 2017), se chargent ainsi d’une histoire, voire d’une biographie, que jaugent et discutent, en complète ouverture d’image, Anima et Kataskevi d’Emmanuel Van der Meulen.
Statu quo ante, Theorein, le tableau est comme une instruction à la vision, à l’examen, à la contemplation auto-référés par la matérialité picturale, une trace concrète excitant à l’expérimentation des formes peintes, ce qui en est visible en elles-mêmes ; il libère et augmente le champ des possibles, du geste vers l’à-côté de l’image, le mur (Qiyr), l’architecture (Dimetiri), vers les imaginaires sensuels des formules mathématiques et le pavage de l’espace par les modules de Raphaël Zarka, posés à même le sol. Des sculptures où arêtes et sommets, dans le mouvement géométrique qu’elles déploient, invitent à voir et à revoir Riding Modern Art (Éditions B42, 2017) où Raphaël Zarka relie les formes de l’art contemporain à la pratique du skateboard.
La fluidité de l’accrochage, la scénographie en correspondances renouvelées des sculptures et des peintures emportent le visiteur dans les rebonds d’une conversation ouverte et ininterrompue entre les deux artistes, lui offrant de poursuivre dans les formes du quotidien les digressions entre science et art et de dénouer ce qui aurait pu sembler un accord d’évidences.