Rencontre avec Caroline Henry dans son atelier de la Cité Internationale des Arts à Paris 4e, au cœur du Marais, où elle résidera toute l’année 2023. Adepte du Holga, un appareil-jouet argentique entièrement en plastique fabriqué en Chine, et du noir et blanc, elle multiplie les surimpressions de vues de forêt ou de mer restituées sous la forme de tirages au charbon. La seconde partie de son travail, réalisée en numérique, la met en scène de façon très chorégraphiée dans cette même nature ; elle recourt alors à un retardateur et à un intervallomètre…
Yannick Vigouroux : Que penses-tu du portrait au Polaroid que je viens de réaliser de toi ?
Caroline Henry : Cette image est superbe, tu as pris quatre photos… Le Polaroid apporte quelque chose de mystérieux, cela accentue si on est pensif cet aspect-là, nos pensées si on est un peu joyeux… J’aime le fond derrière. En bas c’est un atelier de gravure d’ailleurs, il y a aussi un atelier de sérigraphie [nous venons de regarder ses photos tirées au charbon et accrochées dans son atelier], qu’on peut louer… On peut les visiter pendant ce que l’on appelle les « Open studios » et voir ce que les artistes exposent, c’est tous les mercredis soirs. Ce sont les artistes qui décident d’ouvrir ou non leur studio à la Cité Internationale des Arts, on n’y est pas obligés quand on est en résidence ici, mais la Cité une fois la décision prise fait toute la communication autour de cela.
Yannick : Pourquoi utiliser un appareil-photo Holga tout en plastique, et a contrario un appareil numérique dans les mises en scène chorégraphiées de ton corps dans la nature ? J’ai l’impression que ton travail est scindé en deux parties…
Caroline Henry : Oui, il est scindé en deux parties qui pourront peut-être se rejoindre à un moment, mais pour l’instant ces travaux sont trop récents. Cela fait quatre ans que je travaille avec le Holga, j’ai l’impression de commencer, c’est quelque chose que je ne maîtrise pas du tout, et que d’ailleurs je ne cherche pas à maîtriser ! Ce qui est important c’est de le faire beaucoup, souvent, d’utiliser le Holga comme un instrument de musique ; j’ai ainsi appris un peu la guitare et la danse, ce sont des choses qu’on apprend en faisant, en répétant, en répétant… Pourquoi l’argentique ? J’ai commencé à apprendre la photographie en laboratoire, à faire du tirage, et donc j’ai été familière de cette texture et de cette technique où l’on a les choses dans ses mains même si c’est de la chimie. A travers le temps, le choix des papiers, le mélanges des produits l’on révèle l’image. Cela passe avant tout par les mains, et donc par le corps. Quand plus tard, pour des raisons financières, je suis passée au numérique parce que l’argentique commençait à coûter très cher, cela n’a donc pas vraiment été un choix, j’ai beaucoup expérimenté cela de plein de façons mais je n’ai jamais retrouvé cette texture de l’argentique qui selon moi tient au fait qu’elle propose une empreinte proche de celle de la peau. C’est presque un toucher, je le ressens comme cela. Alors que le numérique, en fait, c’est un calcul, et je pense que je suis très étrangère à cela. Cela peut être intéressant par rapport à certains automatismes, pour les « autoportraits dansés » je peux ainsi déclencher à distance et à intervalles réguliers. Là, le numérique me rend service. Cela peut être comblé avec quelqu’un, mais je n’avais personne pour déclencher…
Yannick Vigouroux : Cette dimension indicielle de la photographie argentique a en effet souvent été théorisée. J’ai noté que dans tes surimpressions de bords de mer, il y avait souvent beaucoup de grain…
Caroline Henry : Pourtant j’utilise seulement une pellicule de 400 asa, il y a un peu de grain, c’est le minimum de sensibilité pour utiliser un Holga où l’on n’ajoute jamais de lumière.
Yannick Vigouroux : Mais il peut y avoir un flash sur un Holga…
Caroline Henry : Oui tout à fait. Mais celui basique que j’ai utilisé jusqu’à présent en était dépourvu. L’on m’en a donné un avec flash, je vais faire des essais avec. Celui que j’ai depuis longtemps je l’ai expérimenté de pleins de façon, avec gaffeur et sans gaffeur pour limiter les entrées de lumière qui voilent le film. Je fais en sorte de colmater toutes les ouvertures, mais, malgré tout, on ne maîtrise jamais tout à fait un Holga, il demeure toujours des entrées de lumière, je ne sais pas par où, j’ai des halos blancs, ce n’est pas rouge parce que ce n’est pas de la couleur.
Yannick Vigouroux : Cela fait partie du jeu !
Caroline Henry : Cela fait en effet partie du jeu, mais comme je travaille à chaque fois sur deux paysages, pour qu’il se passe quelque chose dans l’espace entre eux deux, je suis obligée de colmater un peu les entrées de lumière.
Et pourquoi donc le Holga ? C’est aussi parce que toutes ces histoires numériques actuelles de définition de l’image, cela ne m’intéresse absolument pas. Tous les tests qui ont été proposés avec des images mesurant des millions de pixels, c’est comme la photo HDR : c’est comme le pôle nord ou sud où je n’irai jamais (rire) ! Plus il y a du détail, plus il s’agit de copier la réalité, moins cela m’intéresse… La réalité, selon moi, est tellement extraordinaire en soi que ce n’est pas intéressant de la copier. Ce qui devient intéressant, c’est d’aller regarder au-delà. Et pour moi un appareil très basique, tout en plastique, cela permet cela (rire).
Yannick Vigouroux : Je suis bien évidemment d’accord.
Je me demandais en regardant tes images en surimpression si tu avais été influencée par le Surréalisme ?
Caroline Henry : Peut-être de façon inconsciente puisque j’ai lu son Manifeste (1924) lorsque j’étais adolescente, que j’étais très curieuse de connaître ce terrain de liberté, mais je me sentirais peut-être encore plus proche de Dada qui l’a précédé et a donné lieu à des performances qui allaient encore plus loin ; disons que le surréalisme c’est du Dada un peu domestiqué…
Yannick Vigouroux : Ce que j’ai perçu aussi c’est peut-être, dans les « autoportraits dansés », l’influence du Romantisme ? J’ai lu l’autre jours ces vers : « Tu me parles du fond d’un rêve / Comme une âme parle aux vivants. / Comme l’écume de la grève, / Ta robe flotte dans les vents. » (Victor Hugo, « A celle qui est voilée », in Les contemplations, 1856)
Je trouve que dans tes autoportraits, l’attitude figée, les cheveux longs, la robe blanche, la tentative de fusion avec la nature, il y a une dimension romantique, mais aussi plus exactement préraphaélite.
Caroline Henry : Je ne pense pas que là aussi, l’influence soit consciente. Mais j’ai eu au départ une formation en cinéma et j’ai été très vite plus attirée par le cinéma muet des débuts, un cinéma où l’on expérimentait tout. Et donc les idées foisonnaient. Comme il n’y avait pas de son, c’était vraiment l’image qui était le langage. J’ai vu beaucoup de ces films et je continue d’en voir à la Fondation Pathé. C’est souvent la musique romantique qui accompagne tout cela, et le début du muet c’est juste après la fin du Romantisme, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle. Je pense que tout ce cinéma est porté par cela, peut-être aussi par des cris, le début de l’industrialisation qui fait peur, contraint, et suscite une envie d’aller encore un peu plus vers le rêve, l’imaginaire. Aujourd’hui ce n’est plus la société industrielle qui nous contraint et nous fait peur mais la numérisation et nous incite à revenir vers le corps, et l’espace sauvage.
Yannick Vigouroux : Tu as été influencée par quels photographes ?
Caroline Henry : J’ai toujours du mal à répondre à cette question parce qu’il s’agit plutôt d’une constellation de photographes. Quand j’ai découvert le pictorialisme, cela m’a touchée, mais je n’ai jamais cherché à l’imiter parce que cela appartient à une autre époque. Il faut partir de ses outils, de son monde. Mais effectivement quand j’ai découvert l’exposition de Heinrich Kühn (1866-1944), je ne savais pas que la photographie pouvait aller dans cette région là ; cela m’intéressait de voir moins, que les choses soient moins définies ; que l’on voit plus à travers le filtre du rêve ; que l’on soit comme dans un monde à côté. Je ne sais pas si un jour j’irai vers le documentaire, mais pour l’instant j’en suis loin ! (rire)
Yannick Vigouroux : Ce qu’il y a en commun entre toi et le pictorialisme c’est aussi que vous êtes très attachés à certaines techniques dites aujourd’hui « anciennes » ou « alternatives » telles que le tirage pigmentaire…
Caroline Henry : C’est vrai.
Au niveau de mes influences, j’ai aussi été renversée lorsque j’ai découvert Josef Koudelka (1938-). C’est différent comme esthétique, là il y a beaucoup de contraste, la photographie a été saisie de manière très spontanée. J’ai découvert son travail sur les gitans, et aussi cette démarche de prendre en photo des gens qui ont une image dégradée et à travers son regard à lui, de changer l’image commune. J’aime le fait qu’il construise l’image avec les gens, passe du temps avec eux, et on sent qu’il est de passage.
Yannick Vigouroux : J’ai noté chez toi une forte prédilection pour la forêt et les bords de mer… Comment envisages-tu de continuer ton travail en milieu urbain, dans le cadre de ta résidence ?
Caroline Henry : Cela va effectivement me manquer de faire des images dans cette nature. Toutefois j’ai fait quelques « autoportraits dansés » et surimpressions dans Paris, en jouant avec les reflets sur la Seine, en photographiant des petits coins de végétaux.
Mais effectivement mon projet à la Cité Internationale des Arts porte sur le corps et la ville. Je ne mettrai pas en scène mon corps, ce ne sera pas le mien. Cela mêlera photographie et vidéo, travail sur le son. Il s’agira dans le dernier cas de restituer la rumeur, la densité de la ville par le sonore. L’idée est de proposer une installation à la fin. Je veux que l’espace reste en mouvement, qu’il soit filmé en marchant, donc cela passe encore par le corps. J’espère pouvoir le faire en Super-8 pour ne pas avoir une copie du réel, c’est une idée de la ville que je veux obtenir…
Yannick Vigouroux : Et tu veux rester en argentique ?
Caroline Henry : Si peux, je le ferai en argentique, cela reste une question de moyens mais je vais faire quelques essais. L’espace, je le « marche », il est en mouvement, et pendant l’exposition j’ai une selle de sculpteur sur roulettes sur laquelle j’ai fixé un projecteur afin que le visiteur puisse le déplacer. Il pourra faire bouger l’espace de la ville, à l’intérieur de celui-ci je ferai des empreintes de corps qui se détacheront des ombres ; j’ai en tête le travail photographique d’Harry Callahan (1912-1999) qui a fait beaucoup de photographies en ville en fin de journée, il se promenait énormément dans ces heures-là.
Yannick Vigouroux : Harry Calahan a fait par ailleurs aussi comme toi beaucoup de surimpressions…
Caroline Henry : Je ne savais pas. Je vais explorer prochainement un peu plus son œuvre à la bibliothèque Edmond Rostand. Mais pour définir mon projet je vais partir avant tout de mes intuitions.
Pour obtenir ces silhouettes et ces ombres en contrejour, j’ai trouvé une optique Holga que je peux adapter sur mon appareil-photo numérique. Cela me permettra de faire beaucoup d’essais au départ, et de photographier énormément de corps.
Yannick Vigouroux : Cette optique t’a coûté cher ?
Caroline Henry : Non une vingtaine d’euros seulement. Je refuse tout ce qui coûte cher, et le numérique est extrêmement cher et très vite obsolète. Cela ne m’intéresse pas du tout de payer cher pour créer. Je trouve cela magique aussi, et je ne sais pas si on peut faire le lien avec les outils cinématographiques et photographiques, mais je vais voir énormément de spectacles de marionnettes. C’est l’idée de créer avec deux ou trois éléments, peu de choses qui me plait. On peut raconter une histoire, on peut faire vivre un corps avec de la ficelle et un bout de bois.
Yannick Vigouroux : Cela me fait penser aux spectacles que j’ai vu à Palerme, si populaires de combats de poupées dotées d’armures fabriquées parfois avec des morceaux de boîtes de conserve, les Puppi Siciliani…
Caroline Henry : Je trouve cela absolument magique. Que quelqu’un décide, à partir de pas grand-chose, de créer un spectacle, cela m’émeut énormément. Au théâtre, quand je vais voir une mise en scène, et que je vois que les choses vivent avec un minimum de moyen, cela me touche. On peut faire rêver ainsi et c’est encore plus magique. C’est encore plus fort de partir de rien.
Yannick Vigouroux : Nous venons d’évoquer le théâtre : y-a-t-il des chorégraphes et des danseurs qui t’ont influencée ?
Caroline Henry : Oui, beaucoup. Mais j’ai surtout été bouleversée par Pina Bausch (1940-2009) qui a mélangé la danse et le théâtre, qui n’est plus une chorégraphe confidentielle, elle est célèbre. Il y a chez elle quelque chose d’extrêmement fort qui touche une fois de plus à la spontanéité, au rêve, à l’enfance… Elle ne part pas du tout de choses rationnelles, elle affirmait « poser des questions », j’ai été très touchée par le pouvoir onirique de ses spectacles et sa façon de faire de la danse de façon non conventionnelle, c’est-à-dire que cela ne l’intéressait pas du tout d’avoir des corps sveltes, des corps performants, au contraire, il y a tous les corps chez Pina Bausch, il y a des petits et elle recrutait aussi des gens qui ne venaient pas de la danse. C’est presque aussi une forme de « pratique pauvre » finalement. Elle recrutait les gens par leur histoire de vie. Je trouve cela sublime. Ensuite, je me suis intéressée à la façon dont elle arrivait à ces choses très fortes, sa façon de toucher au corps, au rêve, à l’enfance, d’atteindre de façon abstraite à une représentation sociale et je sais qu’elle n’imposait rien, ce n’est pas elle qui décidait, elle « posait des questions » à ses danseurs… Et chacun répondait, et c’est en travaillant, retravaillant cette matière-là qu’elle construisait ses spectacles. Donc cela partait de leur vie, de leur mémoire, de leur présence ensemble, dans un collectif. Cela passait par le filtre de la vie, et quelque chose du jeu.
Il y a aussi Joël Pommerat (1963-) qui m’a marquée dans le théâtre, qui travaille sur des textes de contes et avec un scénographe de manière très épurée. Ses scènes sont quasiment vides, il crée une ambiance avec un objet, une lumière. C’est absolument magique, et en plus il travaille sur la matière du conte, ce monde parallèle qui est onirique aussi. Il travaille sur l’improvisation, passe par quelque chose qui n’est pas du tout écrit au départ mais passe par l’expérience de ses comédiens. D’ailleurs, j’ai pu intervenir dans l’une de ses pièces sur la Révolution française – il faisait appel à des non-professionnels – et je sais que ses comédiens sont co-auteurs à part entière.
Yannick Vigouroux : Pour les photos et les films que tu vas faire dans le cadre de la Cité Internationale des Arts, tes modèles seront recrutés selon les mêmes critères ?
Caroline Henry : Au départ, je vais marcher beaucoup. Et oui, bien sûr tous les corps, que ce soient des corps isolés ou des groupes, seront choisis ainsi. J’aimerais trouver des corps qui soient en interaction avec la ville. J’ai choisi la fin de la journée, ce n’est pas pour copier Harry Calahan, mais parce qu’à la fin de la journée, hormis quelques exceptions peut-être, l’on porte tout le poids de la ville, je vais photographier des corps en arrêt, des corps qui marchent, des corps aussi qui se reposent. J’avais ainsi pu arpenter New-York qui est une ville pourtant très dense mais où il y a plus de lieux pour se ressourcer, j’avais énormément pris en photo les gens qui se détendaient, sur des bancs, il y en a qui faisaient de la gymnastique, près des arbres, dans Central Park. Les gens sont moins inhibés qu’ici. Il y a plus d’expression des personnalités là-bas. J’avais été émerveillée par la façon dont les gens se déployaient, comme cela, pour se ressourcer à l’intérieur de cette ville qui va à plus de 100 à l’heure. Je ferai énormément de photos et je sais qu’en fin de journée, pour avoir des silhouettes il faudra aller vers l’ouest. Je partirai de la Cité mais je partirai aussi de points différents de façon à avoir plusieurs visages de la ville. Et aussi, je ferai confiance au hasard, il est important pour moi de ne pas tout maîtriser…
Yannick Vigouroux : Selon moi se servir d’un Holga ou d’un appareil-jouet en général, c’est justement aller à la rencontre du hasard…
Caroline Henry : Voilà. La prise de vue je ne la maîtrise pas du tout lors de mes « autoportraits dansés » et de mes surimpressions. Pour les « portraits dansés » je recours à un intervallomètre, ce que l’on appelle un « Time laps » lorsque l’on filme la croissance des plantes ou la construction d’un chantier, cela déclenche à intervalles réguliers, dans mon cas toutes les 3 secondes.
Yannick Vigouroux : Tu es par ailleurs cinéaste documentaire. Peux-tu parler du lien entre cette activité et ton projet à la Cité Internationale des Arts ?
Caroline Henry : J’ai fait dans ce cadre surtout des portraits d’artistes et d’artisans, ce qui m’intéressait c’est les petites recettes que chacun a. Au départ je suis parti de ma famille qui est une famille d’artisans, j’avais envie de montrer comment on travaille les matières, avec son corps, travailler avec les saisons.
Yannick Vigouroux : Quelle forme d’artisanat pratique ta famille ?
Caroline Henry : Dans mes ancêtres il y a des artisans du bois et de la charpente, et plus proche de moi avec mon père de la chocolaterie, moi-même j’ai appris cela, je possède un CAP et j’ai travaillé dix ans dans ce domaine en même temps que je faisais mes études de cinéma. Je trouvais cela très complémentaire d’être à la fois dans une réflexion théorique, j’ai énormément lu, j’ai énormément appris, et, à côté, j’étais confrontée à la matière. Si avec les idées l’on peut s’arranger, avec la matière l’on ne fait absolument pas ce que l’on veut. Elle nous renvoie toujours à nos limites. Cela a participé à ma formation et je tiens beaucoup à cet aspect de mon existence. J’ai commencé par filmer mon entourage immédiat, plus tard ce film a un peu tourné, j’ai filmé mon père pendant un an dans sa chocolaterie : il voulait tout faire depuis le début, il ne voulait retravailler aucun produit retransformé, choisir les meilleurs produits et tout transformer. J’ai rencontré par hasard une anthropologue qui travaillait sur le terrain du cacao et j’ai organisé une rencontre au Guatemala entre le chocolatier et les producteurs maya. Ce film que j’ai fait par petites touches, où j’essayais déjà de dissocier l’image et le son, car si les caméras permettent de faire tout en même temps, ce sont tout de même deux réflexions, deux attentions différentes au monde, je l’ai beaucoup recomposé, et ce parti pris a plu à un artiste peintre, Patrick Serc (1961-), qui m’a commandé ensuite son portrait. Il travaille beaucoup avec l’univers marin et sur la substance des rêves, c’est lui d’ailleurs qui m’a fait découvrir Jean Malaurie (1922-) [explorateur français géomorphologue de formation qui s’est notamment intéressé au chamanisme des inuit]. Il crée des toiles et des carnets de voyage, et il est arrivé dans sa vie que des personnages qu’il avait inventés le rencontrent vraiment ! Son idée est que le rêve est une porte d’entrée vers la réalité, que l’on peut faire confiance à ces moments où l’on ne fait rien, où l’on s’allonge, l’on se plonge dans ses pensées. C’est tout ce que notamment les peuples aborigènes et inuit ont développé, lui il a trouvé cela plus tard, il a fait cela de manière intuitive. A un moment de sa vie, il avait une petite maison de douanier devant le Mont Saint-Michel, il a décidé de tout quitter et a trouvé un petit jardin où il déposait ses carnets, et ce que j’ai pu filmer c’est le travail de l’usure, des intempéries. Il revient beaucoup, par couches, sur ses toiles et sur ses carnets. Son univers a fait énormément écho à mes préoccupations. Cela a été une rencontre très forte et formidable. On a travaillé cinq ans ensemble, je l’ai suivi étape par étape, je préfère travailler comme cela, si l’on me demande de faire un film en trois semaines, je préfère dire non. Sinon l’on arrive à des raccourcis et à l’idéologie horrible de la télévision. Le temps est le premier ingrédient. Il agit sur l’œuvre. Et c’est pour cela que toutes ces séries de photos c’est en cours, j’ai passé quatre ans sur une série et un an sur l’autre, je fais énormément confiance au temps, à la maturation des choses. Dans l’argentique, l’on a besoin de plus de temps, il s’invite et joue un rôle. Dans les lectures de portfolios, l’on nous range souvent dans des courants ou dans des sujets du moment et cela ne m’intéresse pas, je n’ai pas l’intention de faire des photos afin de traiter un sujet. Je n’écris pas les choses. L’écriture à laquelle l’on nous demande souvent de recourir pour constituer des dossiers, cela vient chez moi bien après. Je travaille sur la substance de l’image qui est un langage en soi.
Pour conclure et revenir au Holga, à l’un de ses autres avantages, il y a quelque chose sur lequel je voudrais travailler davantage : j’aime beaucoup le parti pris de prendre un boîtier sur lequel l’on ne fait aucun réglage, quand on a envie de faire la photo l’on fait la photo, cela ne passe pas par une réflexion sur la mise au point, l’on va faire la profondeur de champ, l’on va faire un flou de bougé etc., l’on ne se pose pas de question. C’est quelque chose d’immédiat, comme un influx dans le corps.