A la manière d’un entremetteur, Erwin Olaf réinvente les réseaux de communications verbales, corporelles ou implicites des membres de sociétés égarées, ne sachant plus ni s’exprimer, ni être tout simplement. Tourné vers la pulsion des comportements humains, il use et abuse de l’art photographique et vidéographique, pour acculer l’aveu du vide de ses modèles vers les yeux du spectateur.
Le jeu du réel par le réel se poursuit dans l’exposition Le dernier Cri, que propose la galerie Rabouan Moussion, amorcé précédemment dans la très controversée série Royal Blood Portraits (1999- 2000) – www.erwinolaf.com. Erwin Olaf s’y amusait à parodier cyniquement, à l’instar de Cindy Sherman, les drames vécus par les membres de familles royales ou présidentielles, comme le titre l’indique. Jackie Kennedy et Lady Di nous regardaient alors fixement, affublées toutes deux d’un fugace blond Marilyn et d’un fard à paupières intensément rouge. Devant un fond immaculé et sur leurs robes blanches et lisses, la salissure du sang s’inscrivait sur le chapeau de l’une, tandis que l’autre voyait son bras disséqué par le sigle en métal froid d’une grande marque de voitures allemandes. Moins grinçantes mais plus démocratiques, les séries New York Times prolonge l’attrait de l’artiste pour la conception du dit « beau ». La femme pensée par Erwin Olaf devient la traduction visuelle d’une modification de l’espace et du corps au sein de celui-ci. Avalant les chevelures, les visages et les membres, les murs s’animent d’une conscience inquiétante, d’une véritable gloutonnerie d’humanité, qui rappelle également la réalisation Pearls (Sabine) de la série Squares, où une femme photographiée en noir et blanc vomissait avec soumission une liasse de colliers et autres bijoux d’apparats. Représentée comme un distributeur automatique, la femme convoque la compassion du spectateur, comme elle l’ignore dans New York Times.
Erwin Olaf livre ici la femme sculpturale et glamour en pâture à l’espace, dévorant l’identité comme l’esthétique, la dissimulant derrière les papiers peints. A la différence de la photographe Francesca Woodman, qui arbore l’image de la femme en osmose avec son environnement, s’appropriant les murs comme on enfile une chemise, Erwin Olaf crée une tension entre l’humain qui glisse vers l’objet et l’espace qui tends à une forme inattendue d’autonomie. Non loin d’Orlan et de Matthew Barney, il greffe et dépèce la peau à l’objet, la déforme pour lui attribuer un nouveau code esthétique et social. Le dernier cri – vidéo diffusée en boucle – place intelligemment ces femmes pour qui le bistouri et le lifting n’ont plus de secret, au sein d’un intérieur nordique issu des années soixante, délibérément décalé. Face à ce mobilier vintage, deux femmes apparaissent, le visage crocheté, harponné, orné de multiples éléments sous-cutanés entre les héroïnes de science-fiction et le ratage cauchemardesque d’une intervention de chirurgie esthétique. Le langage mondain et emphatique dans lequel elles s’expriment reste cependant compréhensible, malgré les altérations de leurs visages. Erwin Olaf interroge sensiblement l’origine même de ces modifications physiques, en émettant l’idée d’une humanité génétiquement modifiée, dont les effets s’étendraient par-delà les volontés de rectification esthétique.
Juxtaposée à cette vision futuriste, Moving Targets, rassemble les portraits grimaçants d’anonymes, inspiré des premières séries Paradise Portraits où s’alternaient des faces fripées, menaçantes et des minois lisses et candides. Uniformément gris bleutés, ces quinze visages, dont seuls deux s’animent, s’avancent face au spectateur, tantôts rieurs, tantôts inquiétants voire sadiques. La bouche bariolée de rouge, les yeux cernés d’un mascara noir par-dessus lequel on aurait trop ri ou trop pleuré, ils semblent s’être passer le mot, se jouant de la présence et du regard d’autrui. L’intérêt reste néanmoins celui de ces deux portraits engloutis sous la technique du morphing, dans lesquels se succèdent des visages tous plus différents les uns des autres. Universalité des regards et des physionomies ? Certes non, mais il semble davantage ici qu’Erwin Olaf guette le commun dans les zygomatiques, la familiarité dans l’inconnu ou encore, l’humanité là, où elle n’est plus. Plus loin dans la galerie, l’errance du visiteur ne peut ignorer la série Hope (2005), soit l’antithèse de Moving Targets. En effet, si l’action et le mouvement se fait explicite et réel dans ce dernier, Hope laisse retomber l’adrénaline d’une action, verbale ou intrapersonnelle, perpétrée quelques minutes auparavant. Installés tels des mannequins de fortune au coeur de décors tout aussi poncifs et contrefaits, les protagonistes des non-actions fixent le spectateur, tout en participant à une relation interne à l’oeuvre, basée sur des « non-dits ». Jamais isolés au sens physique et kinesthésique, les personnages, épicentres des compositions de l’artiste, demeurent hermétiques et peu prolixes, dans leur capacité de communication à l’autre. Successivement, les couples se tournent le dos, se regardent en coin, d’un oeil accusateur ou noir. Ce n’est plus ici, le « ça a été » de Roland Barthes, mais bien un « il s’est passé quelque chose » qui habite avec frustration et abandon, chacune des photographies de la série Hope. Les postures hitchcockiennes, les gestes las ainsi que l’inertie des modèles ramènent les compositions aux univers édulcorés et endoloris des séries télévisés de l’après-guerre. La parodie n’étant guère éloignée de ces constats, Erwin Olaf dresse ici les portraits de situations où l’humain se cherche, derrière les codes de représentations, comme derrière ceux d’un conformisme socio-culturel, qui implique que chacun ressemble à l’autre, sans distinctions ou justifications éventuelles. Témoin unique d’une humanité décadente et passive, Erwin Olaf convoque le sens critique du spectateur à la façon d’un Cluedo contemporain et convenu, où la lourde tâche de dissection et d’interprétation identitaire lui revient.