Inscrite dans une programmation de la BF15 à Lyon, liée aux enjeux, dispositifs et mécanismes inhérents à l’exposition, « UNNOTICED REALITY », exposition d’Eva Barto, véritable dispositif de retournement de l’art contre son regardeur, exposait tout d’abord… le visiteur à l’encerclement d’objets doucement sarcastiques, de ces objets à qui Eva Barto possède le talent de donner vie, une vie née du déplacement de leur rôle. Quels enseignements tirer de cette étrange expérience ? Lorsque je découvre une exposition, la question première que je me pose – et je pense que chacun devrait se poser -, c’est : « qu’est-ce que je vois ? », et plus précisément, dans une exposition-installation comme celle-ci, « qu’est-ce que je perçois (vois, entends, touche, sens, goûte…) ? », en deçà et au-delà des discours autoréférentiels de l’art.
Avec « UNNOTICED REALITY », l’expérience commence au dehors, par confrontation avec la façade scintillante. Je m’approche. Sur la vitrine de gauche, inscrits au feutre blanc sur verre, des mots apposés pour être régulièrement effacés – au moment de ma visite : « Forbid the ruin » – attirent mon regard. Tandis que des bandes horizontales, entre blanc et gris selon l’ensoleillement du moment, barrent la vitrine de droite. Commencement d’une expérience où de fait, tout est « barré », dans tous les sens du terme. Entrer dans « UNNOTICED REALITY », c’est entrer dans un espace où quelque Hannibal Lecter lettré aurait projeté dans l’espace ses objets scintillants, méticuleusement découpés, le plus souvent – cela mérite d’être précisé – en diagonale, comme des concepts en 3D à la gueule cassée.
Très vite, dans « UNNOTICED REALITY », le visiteur comprend qu’il ne peut être tranquille, car toujours un objet le guette dans le dos. Détourné de sa fonction utilitaire, abimé, chaque objet tranché expose sa mate brillance. « UNNOTICED REALITY » est aussi une exposition silencieuse. « Le Silence des Objets ». Silence qui ne rend que plus dérangeante l’expérience de l’exposition. Je fais une pause au milieu du parcours. D’où vient cette lumière ? Pourquoi ces deux employées du lieu, normalement destinées à la discrétion d’un bureau caché, sont-elles exposées, elles aussi, dans cet espace de lumière ? De guingois, les comptoirs et les bureaux d’un improbable lieu d’accueil sont eux-mêmes tranchés, coupés, biaisés. Inquiétude. Vertige. Ambiance de plus en plus carcérale au fur et à mesure des découvertes. Tout est bouleversé, chamboulé, tourneboulé. Sur l’écran de l’ordinateur gris mat/brillant placé sur le bureau en « location gratuite » (« Desk in show », 2014) défilent les anagrammes fous de La BF15, « 5a LF1B », « aF B15L », « 5a LBF1 » (« 6 to the power of 6 », 2014)…
Ce gris mat/brillant omniprésent marque une nouveauté dans la proposition d’Eva Barto, en comparaison de ses précédentes propositions : un choix esthétique homogène, accentué par l’ambivalence des matières : Qu’est ce qui est plastique, qu’est-ce qui est métal ? Présence dérisoire du pauvre langage : les notes, des mots, une édition, des bâtons pour compter, comme font les détenus au mur des prisons, un jeu de prête-noms – hommage, entre autres, à Ludovic Chemarin, prête-nom de Damien Béguet, artiste local – écriture aigüe, tendue. Tout est méthodique dans cet arrangement de serial killer. En dépit du silence, une bande-son surgit dans mon esprit quand je passe près d’un tourniquet blessé de ses soudures (« Turn over », 2014) : « Metal Machine Music ». Intrigant, car j’ai appris la mort de Lou Reed chez Castillo Corrales, lieu d’art justement cité dans la liste noire sur blanc de l’édition « With/as », 2014. « UNNOTICED REALITY » est un acte artistique magistral, de ces expositions qui font éclater au visage l’écart de l’art, comme une bombe sourde, de ces expositions où surgissent comme des diables une multitude de concepts, intentions, références, sensations qui échappent à la volonté de l’artiste, tout en étant justement le fruit de son lâcher-prise malin et méticuleux.
Le visiteur de ce jeu de réalités imbriquées peut croiser ses joies par les deux extrémités de l’expérience. Joie de l’analyse de chaque détail, de chaque fixation-enfermement : Du cutter figé dans la surface d’un demi mange-debout (« Eat, stand », 2014) – la coupure, le tranchant sont indices d’analyse, aussi – au tableau métallique avec sa chaîne et son stylo de plomb (« Signature », 2014) dont un coin légèrement tordu fait écho à l’esthétique du fiasco qui habite tout l’espace. Joie de l’expérience globale du visiteur, rebondissant d’objet en objet comme la balle dans le flipper d’un serial cutter qui travaillerait dans le champ de l’art. Expérience d’une exposition réalisée au scalpel, avec une belle espièglerie. Déplacer, bousculer, violenter avec application, puis figer. Trancher oui, mais de biais. Amplifier le vide et étirer les distances. Cette exposition procède ainsi d’une cosmologie où minutie scripturale et scalpel mental font bon ménage, sur fond de couleurs étain/argent (argent éteint). Travail sur l’échelle des objets et des temps. Travail sur le vide sidéral qui sépare et relie lesdits objets, sur le vide de notre esprit, aussi. Ce vide est calculé, les trajectoires invisibles, « inaperçues », donnent le sentiment d’un microcosme où notre corps se déplace traversant un faisceau de lignes immatérielles. Suprême cruauté : mettre pour de vrai l’administration du lieu en pleine lumière, sous le regard du visiteur, alors que partout les objets guettent et sommeillent.
Sur l’étrange bureau même des employées du lieu (« Half a welcoming », 2014) sont posés des objets de l’exposition, provoquant une délicate et improbable cohabitation. Ici, tout bourdonne et donne le bourdon, en silence. La scénographie de l’exposition est telle également que les diagonales ne sont pas que dans les découpes des objets : tables, bureaux, comptoirs, stylos. Elles sont aussi dans leur disposition. Où que le visiteur se trouve, il éprouve toujours la présence d’un objet diagonal, qui attire irrésistiblement le regard latéral et génère l’intranquillité, d’autant que cet objet est mutilé. Tourniquet de torture (« Turn over », 2014) et strapontin de goulag (« No seats for welcomers », 2014) : La fin de la modernité est signée là, dans son plus simple appareil, comme dans les non-lieux – aérogare, immeuble de bureau ou prison abandonnés – tels que les chérissent, pour cette raison même, les voyageurs autistes. Les titres des œuvres sont des indices et des folies. Espièglerie toujours. Les objets, figés dans leur infirmité après coupure, sont traces d’une folie moderne, excellent usage ici d’une dramaturgie des objets modernes silencieux dans le vacarme obscène.
Face à cela, par retournement, UNNOTICED REALITY marque avec légère ironie le retour de la tragédie du monde, tragédie de l’art, opérant ( !) par coupure. Car finalement (dans un final sans fin), au-delà d’un discours étouffé par le crime parfait de la modernité, derrière le langage ou devant, il reste les objets qui, autonomes, tranchent dans le vif. La locution « Forbid the ruin » fournit en écho un pied-de-nez des mots au fiasco moderne et à son abolition du temps. Au-delà du discours et en deçà que subsiste-t-il ? La forme, substrat de toutes choses. Puissance du travail d’Eva Barto, dont on ne sait surtout pas où elle est ni d’où elle parle, car s’exhibe la puissance de la forme contre tout discours, privilégiant l’exposition du visiteur plutôt que celle de soi-disant « œuvres ». La réalité ici convoquée pointe l’inanité du langage à l’heure contemporaine, sa défaite ridicule par saturation. Alors, du silence des objets ressurgit le réel. Et l’exposition remplit sa fonction.