L’œuvre de Driss Aroussi, jeune créateur à l’œuvre polymorphe et prolixe se scinde, selon son propre aveu, en deux parties : diverses expérimentations photographiques représentatives de ce que Michel Poivert nomme la « Contre-culture dans la photographie » (Editions Textuel, 2022) dans son livre éponyme d’une part, et photographies et films relevant du « style documentaire » sur le monde du travail manuel d’autre part. Ces deux tendances, a priori clivantes, ne s’opposent jamais toutefois, tant porosité il y a souvent, non sans humour parfois, entre les deux…
« Ces deux parts du travail […] articulent une forme d’engagement politique à l’envie d’inventer toujours à l’endroit où il se trouve. » me confie-t-il.
« Expirés » sont des films à développement instantané récupérés sur des brocantes qui dénient le réalisme « indiciel » de la photographie. A propos de ceux-ci, Driss m’explique la « recette » de fabrication avec humour : « Pour les Polaroids, qui sont périmés, je les développe avec un cylindre type rouleau de pâtisserie. J’extrais un à un les Polaroids, puis j’écrase la poche de chimie à l’aide d’un rouleau (ça se substitue au système de l’appareil : les deux petits rouleaux en métal). Voici la recette de cuisine ! » L’image n’adhère pas au sujet car il n’y a aucun référent. Ces Polaroids et Fuji Instax sont radicalement abstraits. De séduisantes nappes de couleurs ouvrent au regard le champ de tous les possibles. L’imaginaire du regardeur est libre de flâner, d’inventer des objets ou scènes.
Mais la préoccupation majeure de l’artiste est la suivante : qu’est que l’identité photographique ? Qui en est l’auteur ? Driss aime brouiller les pistes et jouer avec les conventions de représentation.
Avec les « Autoportraits MMS », Driss recourt en effet à nouveau à ce type de film à développement instantané en demandant cette fois à son modèle d’être co-auteur de son portrait. Son parti pris est particulièrement original : il demande en effet à la personne de réaliser un autoportrait avec son smartphone, puis de lui envoyer par MMS, image qu’il transfère sur un film Polaroid. Il en résulte une image hybride de technologie numérique et de technique argentique.
Dans « Visages publicitaires », une photo publicitaire anonymisée est aussi prise au téléphone mobile, et l’image de cette dernière, une fois enchâssée dans le passe-vue d’un agrandisseur photographique, est projetée sur du papier photosensible. La trame ressort fortement, trahissant l’origine de l’image.
« Identités scanographiques » : visage de face et éclairage latéral, celles-ci renouent avec le protocole formel primitif du portrait photographique et, paradoxalement, le combine avec le nec plus ultra de la technologie actuelle. Pour ce faire, Driss recourt à un scanner fixé sur trépied et placé à la verticale contre le visage du modèle et l’éclaire autant qu’il l’enregistre. Il en résulte des reflets mordorés et une précision qui ne sont pas sans rappeler ceux des daguerréotypes. « Le temps est long, la lumière est forte, le sujet vivant doit rester statique comme aux premiers temps de la photographie. » explique l’artiste.
Dans les « dessins », des lettres transferts envahissent compulsivement la surface de pages de garde jaunies de livres. Ce travail minutieux, qui exige une grande lenteur d’exécution, évoque les expérimentations graphiques des avant-gardes artistiques des années 1920-30. C’est pour Driss un temps de respiration, une « récréations » entre ses autres œuvres.
« En chantier », autre versant photographique de l’œuvre, qui s’apparente clairement au « style documentaire », montre des chantiers dont les structures de béton font penser à des squelettes, et des objets captés dans une situation provisoire, tels ce parpaing ou ces planches sculpturaux, plaques de placo et engins de transport si photogéniques, emblématiques du monde du bâtiment. Parfois l’ouvrier est photographié en action ou prenant la pose. Le curriculum vitae de Driss nous apprend, parcours plutôt atypique, qu’il fut titulaire d’un BEP électronique puis d’un bac professionnel en maintenance des appareils électroménagers avant d’intégrer l’École Supérieure d’Arts d’Aix-en-Provence. Il est aussi fils d’ouvrier agricole. Ce n’est pas anodin : nulle trace dans ses images du froid voyeurisme documentaire un peu condescendant de nombre d’artistes contemporains : cet environnement âpre voire hostile, parfois d’une grande pénibilité, lui est parfaitement familier. Il photographie les ouvriers, leurs outils et matériaux, sur un pied d’égalité, avec humanité et une réelle conscience de classe. Il sait bien que le prolétariat n’est pas cette lointaine réalité parfois appréhendée par certains intellectuels avec une certaine nostalgie douteuse d’un temps révolu, tel un pittoresque folklore, c’est dans le bâtiment (mais aussi les Travaux Publics, les métiers tels que femmes ou hommes de ménage, balayeurs ou éboueurs etc.) une réalité bien concrète et contemporaine dans laquelle sont engagés les corps d’immigrés souvent magrébins comme lui (Driss est né au Maroc).
Ses vidéos sont le prolongement de son positionnement « politique », au sens originel, le plus noble du terme.
Sous le titre « Sisyphe » (2017), il revisite le célèbre « Mythe de Sisyphe » (1942) d’Albert Camus, rendant comme l’écrivain hommage au labeur sans cesse recommencé du personnage mythologique. « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » conclut Camus dans la dernière page de son roman. C’est aussi ce que dit l’artiste. Un travailleur marocain – un cousin de Driss – dans le teaser soulève et casse une pierre au beau milieu du désert. Dans le film complet, s’enchainent des plans fixes sur les empilements de pierres extraites à l’issue d’un dur labeur, coups de pioches et de masse, barres à mines faisant levier ; à la base de l’un de ces empilement, les fourmis tout aussi laborieuses s’affairent en tous sens. Dans le désert, vaste étendue aride et silencieuse, le travailleur chemine ensuite d’un pas résolu avec sa pelle et sa pioche sur l’épaule. Aux deux tiers du film, l’homme prend enfin la parole : « Quand j’enlève les pierres pour la construction, je les sélectionne. […] Le sable a tout pétrifié. Quand je trouve assez de fossiles, j’en fais un gros tas. Quand j’ai fait mon tas de fossiles, je les plante dans la terre. Et ça germe tout seul. Avec le temps et la pluie, cela devient une bonne pierre. Après une longue période enterrée, elle est facile à tailler avec les outils. Elle est plus friable. Ce que tu sèmes est différent de ce que tu récoltes. » L’ouvrier filmé permet à Driss de filer cette métaphore agricole et métaphysique plutôt inattendue.
« Missionné par son village oasien, un homme part dans le désert observer et éventuellement remettre en état un système de galeries d’eaux souterraines qui se nomme Khettara. Nous suivrons sa traversée jusqu’au Borj el mechkouk, durant un temps il travaillera et vivra dans cette zone aride. Que découvrira-t-il ? — » : dans ce film dont le titre signifie « La Tour fissurée » (2023) Driss poursuit son exploration du désert envisagé comme une métaphore de la condition humaine. Un homme se déplace en effet dans un chariot tiré par un âne, avant d’explorer les galeries souterraines, les Khettara. Il creuse sans relâche mais ne trouve pas d’eau et implore en vain Dieu de faire tomber la pluie. Le film se concluera sur une fin surprenante.
Qu’il soit expérimentateur ou documentariste, Driss Aroussi, interroge avec humanité et humour la matérialité du médium photographique, questionnement qui trouve son prolongement dans ses images plus « documentaires », qu’elles soient fixes ou en mouvement.