Pourquoi exposer en 2011 les photographies prises dans les années 60 en Algérie par le sociologue Pierre Bourdieu ? Au regard de l’exposition présentée par l’Université de Strasbourg et Stimultania, dans le cadre du festival Strasbourg-Méditerranée, jusqu’en février 2012 excellent centre dédié à la photographie située à Strasbourg, de par la programmation exigeante et la qualité du travail pédagogique effectué, plusieurs réponses peuvent être apportées.
La première, livrée en vrac, est le témoignage visuel historique des photographies. L’Algérie est une culture de tradition orale. Or, Pierre Bourdieu en effectuant son service national en Algérie pendant la période appelée par l’Etat français, « l’Affaire algérienne », donne à voir une réalité et non à la lire ou à l’écouter. Pierre Bourdieu est photographe, ne lui en déplaise. Il dispose d’une chambre 6×6 posé sur le nombril et non d’un 24×36. En regardant vers le bas et non en face, il enregistre une réalité. Le sociologue a saisi l’importance de ne pas se faire voir en regardant et en capturant le temps. De la photographie au service de l’ethnographie, Pierre Bourdieu en est un représentant, non des moindres. Les photographies sélectionnées par Christine Frisinghelli de Camera Austria et Franz Schultheis, sociologue à l’Université de Genève, informent sur la relation ambiguë et amoureuse de Pierre Bourdieu à cet art, qu’il a qualifié en compagnie d’Alain Darbel et Luc Boltanski, d’art moyen en 1965. En effet, dans l’ouvrage collectif « Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie », édition de Minuit, Pierre Bourdieu, nourri de sa pratique montrée dans l’exposition, considère la photographie comme un instrument social et un art populaire et non un art majeur comme la musique.
L’exposition « Images d’Algérie. Une affinité élective » témoigne de cette utilisation de la photographie à des fins méthodologiques. Pierre Bourdieu exerce la prise de vue sur le réel comme une base de matériaux pour sa réflexion. Et le travail des deux commissaires de l’exposition, réside dans la constitution de séquences à partir des « restes » des milliers de tirages pris par Pierre Bourdieu et à les mettre en relation avec ses écrits les plus caractéristiques de cette période. Et si l’exposition a déjà été montrée pour la première fois en 2003 à l’Institut du monde Arabe à Paris, puis a ensuite tourné dans de nombreuses villes telles que Lyon, Graz, Londres, Séoul, Hambourg, Alger, Constance (en Turquie), Zurich, Séoul et Tokyo, l’accrochage réalisée par l’équipe de Stimultania en accord avec les commissaires, apporte une version inédite de par la diffusion des écrits de Pierre Bourdieu par des « douches » sonores. La question de la monstration de l’écrit est toujours plus problématique que celle des images. Pierre Bourdieu a accepté de montrer ses photographies tard dans sa vie, et n’aura pas vu l’exposition installée pour la première fois à l’Institut du Monde Arabe à Paris, en 2003. Sur les milliers de clichés, il ne restait que six cent environ pour bâtir l’exposition. Aucun fétichisme digne d’un photographe dans la conservation des négatifs. Cette négligence est à mettre dans les pièces à conviction de l’art moyen. Il conservait ses photographies dans des boites à chaussures comme le font la majorité des familles de leurs progénitures, de la naissance au mariage, du premier enfant au premier toit etc. En acceptant d’être exposé au même titre qu’un artiste, Pierre Bourdieu, questionne le champ de l’art et ses règles. En acceptant la proposition de Camera Austria en 2000 de pouvoir travailler sur ses photographies avec le sociologue, Franz Schultheis, Pierre Bourdieu entre de pleins pieds, dans le champ de l’art contemporain. En 2011, Pierre Bourdieu est un artiste d’une galerie réputée pour la défense de la photographie, non comme art moyen mais bien comme art majeur. Et ce fait révèle l’évolution de la photographie depuis plus de soixante ans et l’ambiguïté des sentiments, répulsion et attraction d’un médium, de Pierre Bourdieu.
Exposer en 2011 les photographies prises dans les années 60 par Pierre Bourdieu ressemble à opérer un acte symptomatique et révélateur de l’évolution de la photographie. D’art moyen, elle est devenue art majeur sans être pour autant classée à jamais dans un tiroir disciplinaire de l’art. La photographie est, en quelque sorte, un « go-between ». Elle peut être documentaire, sociale, journalistique, fine art, scientifique, humaniste, conceptuelle, plasticienne, de mode, etc. Et la vision du sociologue-philosophe de 1965 sur la photographie n’est pas si antidatée, même si des infirmations existent avec le demi-siècle passé. Sa vision de la photographie est sans doute la plus pertinente des théories existantes sur ce médium, car elle peut-être infirmée, au même titre que la relativité ou la psychanalyse. Et ce critère défini par Karl Popper est sans aucun doute le plus pertinent et le plus efficace pour définir une science et une théorie.
La photographie est un art complexe, évolutif, à la polysémie des plus difficiles à cerner et à théoriser. Et c’est cela qui en fait un art ni mineur, ni majeur, mais encore un art moyen.
Et là réside la constance et le devenir d’un médium jeune.