La grande rétrospective Boltanski égrenne comme un chapelet ses trouvailles successives, étapes d’un parcours sensible qui remémore des moments passés à ceux qui connaissaient l’oeuvre, et qui, pour les plus jeunes, dessine un portrait à la ressemblance de l’artiste.
Peintures, courts-métrages comme L’Homme qui tousse ou Les Saynètes comiques, empillements de boîtes de fer, installations de photographies, projections d’ombres théâtraisées, amas de vêtements, jusqu’à des créations récentes in situ que reproduisent des vidéos, tel une Animitas, poétique champ de clochettes dans le désert d’Atacama au Chili : on ne peut qu’admirer l’inventivité de l’artiste.
On retient le plus souvent de lui son usage de la photographie qui témoigne, à la fois, d’un amour de l’anonymat dans la masse et d’un combat perdu à l’avance pour l’individuation. La photo d’une personne ne nous montre plus personne ; et, même quand c’est un portrait de soi-même, elle nous montre autre que celui qu’on est devenu (Entre Temps).
Cette ambigüité caractérise les productions de l’artiste qui aime jouer de son identité afin de créer ce que Harald Szeemann nommait une mythologie personnelle – mais elle est aussi impersonnelle, car elle s’ouvre à l’autre et aux autres. Le temps transforme et déforme, c’est un mode d’altération et/ou d’altérité.
Alors que, comme le notait Bernard Noël, “les images du Pop Art sont inscrites dans un présent qui n’a lieu nulle part” (Journal du Regard), Boltanski s’écarte des images afin d’explorer les différentes manières dont on se rapporte à la temporalité – il invente des façons de faire avec le temps comme de faire son temps
“Faire son temps”
“Faire son temps” peut vouloir dire plusieurs choses : constater l’obsolescence des choses et des images. Une photographie n’est plus à l’image de son modèle. Un vêtement qui a été porté et abandonné (ou au mieux donné) n’est plus qu’une dépouille. Ces restes, ces traces ne sont pas des reliques ou des souvenirs, mais des signes obscurs de l’absence.
Dans un autre sens, on peut dire de l’artiste qu’il est le fils de son temps dans la mesure où il est travaillé inconsciemment par lui. Il peut témoigner d’une époque qui le traverse, qu’il traverse et qu’il recueille dans ses productions. Au travers de ses constats sociologiques et ethnographiques, Boltanski fait l’archéologie du présent dans sa fugacité.
Enfin, le temps qu’il représente n’est pas seulement celui des horloges, comme à Salzbourg où une horloge égrène les secondes, ni celui d’une chronologie qui nous inscrirait dans une histoire commune. C’est un temps biologique qui nous travaille de l’intérieur comme les battements de nos coeurs. L’artiste se préoccupe des rythmes et des signaux émis par notre organisme ou par d’autres formes de vie (comme celle des grands mammifères marins).
Quelque chose de noir
Comme si nous étions devenus nous-même des photographies en développement, l’exposition nous plonge dans une obscurité révélatrice. C’est pourquoi elle a quelque chose de noir, de mélancolique et de funèbre qui évoque une danse macabre contemporaine. Sans doute, l’entassement des pièces – malgré une scénographie savante – a-t-il quelque chose d’étouffant dans un espace muséal saturé qui, à l’inverse du white cube, se divise en cellules plongées dans la pénombre.
L’art de Boltanski est mieux présenté et nous émeut davantage dans des espaces confinés qui échappent au musée – un lieu qu’il a souvent critiqué. Une petite chapelle (cf l’installation à la Chapelle de la Salpêtrière en 1986), une église, un hôpital en ruines, le sous-sol d’une piscine, un endroit éloigné – comme les Archives du Coeur dans l’île de Teshima au Japon, parce qu’ils exigent des visiteurs un déplacement qui tient du pélerinage, conviennent mieux à cet art qui, sans s’inscrire dans une religion particulière, est essentiellement religieux.
Il instrumentalise le besoin de sacré. Il joue avec des codes cultuels (les Véroniques, les Reliquaires).
Il nous offre à la fois des repères et des espaces pour la méditation, en allant jusqu’à la suggérer par des voix ou par des tintements de clochettes. Ces chuchotements de voix émergeants du silence privilégient l’adresse, c’est-à-dire la communication, sur la représentation en s’éloignant toujours plus de l’image. On peut alors appliquer à Boltanski le commentaire du film de Chris Marker Les statues meurent aussi : cette oeuvre n’est pas un objet devant lequel on prie, c’est la prière.