Un grand aplat jaune attire le regard vers des couleurs froides, une étendue d’eau et des bleus layette avec quelques palmes vertes. Entre le jaune de Nicolas Poussin et le bleu de Gilles Aillaud, la photographie est picturale. Brille de manière imperceptible en bas à droite FAR EAST. Géraldine Lay invite ainsi à l’accompagner dans son voyage au Japon. D’ailleurs, la jaquette américaine du livre se déplie et devient l’affiche du film de cette itinérance. Etonnante jaquette, sur quinze plis, seulement quatre sont visibles et donnent la tonalité. En ouvrant le pli faisant office de couverture, un échafaudage apparait. Ainsi commence FAR EAST.
Puis, une reliure japonaise porte les cinquante photographies imprimées en format paysage, pleine page, encadrées d’une marge blanche comme les accroches d’une pellicule cinématographique 35mn. C’est parti, nous roulons dans les campagnes et villes moyennes japonaises, loin des représentations furieusement bruyantes d’un Tokyo. Comme un flipbook, la succession de diptyques instaure une densité visuelle. Chaque photographie est riche en détails et en informations. La vitesse du parcours est impérativement lente pour s’imprégner de chaque ambiance et des scènes à la couleur particulière, celle de l’automne. Cette unité de saison rend ses quatre voyages en un seul pour le lecteur passager (unité de temps du « road movie »). La qualité d’impression de chaque photographie sur un papier fin fait ressortir les couleurs vives. Ici le jaune est le fil. La couleur des scènes de rue prises sur le vif est une des marques du style de Géraldine Lay depuis ses débuts : dès Un mince vernis de réalité (2005 ouvrage collectif), Failles ordinaires (2012) à North End (2018) via Impromptus (2017).
Géraldine Lay inscrit son œuvre dans une durée en se confrontant, comme ici au Japon, à des difficultés qu’elle n’avait pas éprouvées encore. La lumière chaude de l’automne nippon ne répondait pas aux couleurs des pays européens et souvent nordiques qu’elle a arpentés. D’ailleurs, au retour de son premier séjour de plusieurs semaines, elle ne savait pas si elle poursuivrait. La première photographie du livre évoque peut-être cela, le ciel est ténébreux comme une tornade malgré une éclaircie localisée sur un hameau. Espoir incertain. Elle ne pensait pas y retourner. Puis, s’inscrivant dans une lignée de coloriste (celle américaine d’un Eggleston ou d’un Shore ; malgré qu’elle soit européenne, ce n’est pas celle d’un Luigi Ghirri), elle compose son cadrage avec les couleurs de la lumière de l’automne et de multiples jeux d’ombres portées.
L’exposition à la galerie Le Réverbère de l’automne 2022 au 11 mars 2023 témoigne des choix de la photographe pour créer son « carnet de voyage » où chaque photographie est déjà une histoire. Chaque visiteur peut raconter son film. La particularité du livre conçue en grande complicité entre l’éditeur et Géraldine Lay est de privilégier le regard sur chaque photographie et de créer un dialogue entre elles. Un subtil montage associe des rencontres humaines et la surprise de paysages aussi bien naturels qu’urbains. Cette histoire d’histoires est rythmée par 4 pages blanches créant des respirations dans le séquençage de notre voyage, dont la première est amorcée grâce à un store blanc tombant sur des corbeilles de fruits dont le rouge des cerises et le jaune des bananes sont d’un éclat vivifiant.
Far East est le titre donné par Géraldine Lay à son « road book », car sa vision du Japon est celle d’une pionnière dans un western. Sa sensibilité d’Européenne face à une culture dont les codes sont complexes, et sans volonté de les connaître, de préparer son aventure, crée un Japon loin des stéréotypes, empli d’imaginaires. Des chats, des enfants, des adolescents, des vieux messieurs cravatés, des femmes et des hommes urbains et ruraux peuplent cette déambulation. Et ces autochtones alternent avec des paysages dont les compositions sont souvent oniriques comme une côte maritime, quatre lourdes pierres tombées sur du lichen brûlé par le sel iodé ou alors brouillent les représentations où le regardeur ne sait plus si c’est une fiction ou une réalité, si c’est un décor de film ou un collage. Tout ceci, pourtant, existe. Seul le réel cadré par Géraldine Lay trouble le regard, comme ce faux Mont Fuji coincé dans un entremêlement de portails, de maisons, de végétations et de voitures. D’ailleurs cette photographie est en écho avec celle de la jaquette enfin visible sans la déplier. Une merveille d’abstraction. L’échafaudage du début était bien un avertissement. Et puis d’autres images révèlent cette ambiguité et mettent en avant la qualité du regard de Géraldine Lay, affirmé et sans fausse note dans les cadrages
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Certains verront vers le milieu de l’ouvrage l’enseigne en néon rouge d’une boutique écrivant comme si c’était manuscrit, Frites, l’unique mot en alphabet latin croisé dans ce périple, et d’autres le mot Arles, avec un A mal formé. A l’image de cette ambiguïté de lecture, Géraldine Lay donne à regarder son Japon, esthétique et énigmatique, calme, silencieux et étrange. « Au Japon ceux qui s’aiment ne disent pas je t’aime », titre de l’ouvrage d’Elena Janvier (Arléa, 2011, abécédaire s’attachant à décrire avec légèreté les différences et les petits détails du quotidien entre vivre en France et vivre au Japon).