La proposition de Thu Van Tran à Bétonsalon s’est construite sur une trame narrative, celle d’un roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451. Tel un scénario, ce livre sous-tend la disposition et l’articulation des différentes pièces : dans un pays saisi par le totalitarisme, les livres sont interdits et détruits. Cette fiction se décline tout autant au futur, celle d’une anticipation catastrophée face aux questions que soulève un sujet structuré par le langage et donc par la pensée dominante, qu’au passé avec les bûchers de livres de l’Allemagne nazie ou avec la censure des scénarii de la production hollywoodienne impliquée par le code Hays. L’exposition se tient donc dans un entre-deux, à la lisière de ce qui fut et de ce qui serait.
A l’entrée de l’exposition, une feuille de papier laisse apparaître des découpes de lettres. On y déchiffre le résumé de Fahrenheit 451, équivalant à 233°C et rappelant la température de combustion des livres. Puis le chapitre 1, « Existé Caché », s’ouvre sur une pièce où des livres ne sont pas consultables, maintenus ensemble par la compression de deux dalles de béton. Il ne s’agit pas tant, semble-t-il, des livres que de leur intériorisation et de la symbolisation qu’en retire l’artiste.
La lecture-parcours se poursuit. Le chapitre 4, « Bonheur immédiat », propose un espace blanc, clos, composé d’un sol en bas-relief reprenant dans ses motifs ce qu’on reconnaîtrait comme un plan d’amphithéâtre. A l’intérieur, une image en noir et blanc de la chute d’une statue de Lénine est accrochée à une des parois, un bambou a été cimenté et une feuille de silicone s’affiche dans toute sa mollesse. Pour Thu Van Tran, ces figures incarnent le déclin de l’idéologie : chute du communisme avec le déboulonnage d’une de ses effigies, arrêt de la croissance avec le gel du bambou, formes passives de silicone.
Au plan et au programme du politique, l’artiste répond de deux façons : en premier lieu discursivement, de telle sorte à ce que les oeuvres « parlent » et répondent à la question de l’utopie, en second lieu formellement, au niveau de la plasticité du signifiant. Le plan politique est tour à tour plan du sol, plant de bambou, plan de silicone. C’est ici que s’opère un retournement dans l’intrigue de cette exposition.
Quelque soit le régime du politique et la langue qu’il utilise, les mots continuent à vivre en nous et à déclencher un imaginaire. Barthes élaborait l’idée d’un degré zéro de l’écriture qui ne dépende plus de la subjectivité de son auteur mais qui relève d’une instrumentalisation des mots, à la manière du communisme où « classe ouvrière » se substitue au « peuple ». Ici la fonctionnalité du langage se dissout dans les liens formels instaurés entre les œuvres qui, tournés vers le spectateur, laissent advenir une langue constituée comme lieu de partage avec l’autre.
Le chapitre 5, intitulé « Germination », laisse voir une accumulation de sapins morts, bombés de peinture verte. Ils sont adossés à la boîte blanche du décor précédent, à la manière d’un paysage en ruine apparaissant comme l’envers du décor de l’idéologie.
Ainsi l’espace de l’exposition qui se déploie au gré d’une trame narrative laisse émerger la constitution d’un champ lexical, celui du végétal : pissenlit du chapitre 3, bambou du chapitre 4, sapin du chapitre 5, etc. A l’axe syntaxique de la phrase, celui où le sens s’élabore, se construit, dirige et canalise la pensée, l’artiste y répond en jouant avec l’axe sémantique et la métaphore : arbuste, germination, fleur. Si le sujet est un être de langage, alors c’est par le langage que naît et s’abolit sa servitude. Le végétal constituerait une possible éclosion, individuation de l’être dans l’échange avec le milieu environnant.
Et l’inconscient de déployer des figures d’envol et d’échappée dans le chapitre 6 : spirale formée avec les pages de l’air et les songes de Gaston Bachelard, disparition de la couverture du Livre de l’Intranquilité de Pessoa, encre rouge sang imbibant les deux exemplaires des Frères de Soledad et se présentant comme incarnation du corps.
Le langage est à double tranchant. Comme la feuille d’un livre, d’un côté il arbore un sens collectif relatif à la question du pouvoir, de l’autre il est l’outil d’une émancipation de l’esprit et des sens. Le dispositif de cette exposition est une mise en espace de cette problématique : la partition en chapitre est l’occasion d’une émergence d’un sens commun qu’un jeu formel et sémantique vient lier à la manière de charnières d’un grand corps en mouvement.
D’ailleurs, la conclusion, le chapitre 7, ne suggère-t-il pas la transformation du mot « livre » en « libre » ?