Prenant pour prétexte l’exposition Sturtevant, le nouvel accrochage des collections du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris infiltre dans les salles un ensemble d’œuvres de seconde main, doubles, copies et variations autour d’œuvres préexistantes. Entre les années soixante et 2010, c’est une ambitieuse généalogie des pratiques d’appropriation que le musée parisien introduit dans ses salles.
Seconde main doit être pensé comme une exposition à part entière où les œuvres vénérables de la collection forment un entour critique pour des œuvres au second degré qui occupent le centre du dispositif. Un tel renversement hiérarchique est nécessaire si l’on veut prendre la mesure des enjeux qui sont ici posés. La nonchalance du procédé, la dimension ludique et l’éclectisme sont partis prenants d’un décalage du régime de perception : On ne regarde plus une œuvre de Matisse ou de Warhol mais une œuvre qui pourrait être de Matisse ou Warhol comme elle pourrait être une copie, une variation ou une interprétation. D’aucuns s’insurgent du dispositif, il est pourtant salutaire.
À partir du dix-neuvième siècle, la question de l’auteur d’une œuvre d’art prend une importance grandissante, à la fois pour l’histoire et pour le marché de l’art. Le collectionneur Giovanni Morelli rationalise le Connoisseurship et participe au développement de ce qu’on désigne comme l’attributionnisme. Son approche des œuvres s’attache aux détails les plus triviaux des peintures et lui permet d’identifier des motifs discrets qui échappent à des disciples, des faussaires ou des copistes concentrés sur le rendu général de l’œuvre. Par cette méthode, Morelli peut définir et corriger l’attribution d’un grand nombre de tableaux de Maîtres à leurs véritables auteurs. C’est cette posture que restaure le parcours des collections du musée, une attention portée aux détails, à des écarts parfois infimes. Le visiteur ne peut plus se reposer sur une reconnaissance paresseuse des œuvres comme signes ou comme marques, ces mêmes signes qu’il retrouve répétés dans la boutique des musées sur des mugs et des tapis de souris et qu’il finit par accepter comme un seul et même stimuli culturel. Il faut ici revenir à une attention soutenue, un exercice du regard indifféremment que l’œuvre soit de première ou de seconde génération.
L’écart est au cœur de toute pratique appropriationniste. C’est cet différence, plus ou moins grand, plus ou moins visible, qui fait illusion pour le faux et qui fait sens pour la reprise. Cette marge n’a pas toujours été tolérée et pensée, l’atteste les réactions à l’ouverture de l’exposition. On se souvient de l’exposition Vraiment Faux organisée en 1988 par la Fondation Cartier. L’horizon était alors celui du faux parfait, de la contrefaçon. La figure centrale était celle du faussaire virtuose dont on pouvait se demander s’il n’était pas, lui aussi, un artiste. La vocation du faux est la tromperie, mais il y réussit en s’appuyant sur deux instances qui sont la toute puissance de l’auteur et la Manière de l’œuvre, l’expression d’une virtuosité et d’une singularité technique. Les années soixante-dix ont balayé ces fondements déjà ébranlés par Duchamp. Dans un contexte où les œuvres peuvent être réalisées à partir de matériaux industriels et où Warhol déclare : « On pourrait réaliser des copies de mes œuvres, je ne verrai pas la différence », la reproduction cesse d’être un enjeu matériel ou technique pour devenir un enjeu théorique, une question de langage.
Ce n’est plus l’œuvre originale, ni sa copie qui importe, mais l’écart, la relation qui s’établit entre les deux objets. Contrairement au faussaire qui cherche à dissimuler toute différence avec l’original, le “répliquant “ travaille sur cette différence ou sur son absence. À œuvres « identiques », c’est le contexte, les détails, le paratexte qui viendront créer une distance critique. La figure du faussaire reste certes un objet de fascination, même si elle a changé de statut. La présence d’une toile d’Elmir de Hory – personnage central de F for Fake – vaut autant par sa présence que par la provenance de la toile, propriété de Pierre Huyghe.
L’appropriationiste endosse l’inconfortable habit du faussaire ou du copiste, inconfortable moins tant par la réalisation d’un faux, que dans l’abandon d’une posture typique de créateur. Si les faussaires ont souvent privilégié les Maîtres anciens dont la provenance pouvait être plus difficilement traçable et la valeur supérieure, les appropriationnistes choisissent avec un soin tout différent l’objet de leur délit. La commissaire Anne Dressen pointe avec justesse le lien qu’entretiennent ces œuvres avec la question du remake au cinéma et de la reprise en musique. Dans toute pratique d’appropriation, l’intervention se place à un autre niveau que celui de l’œuvre originale. Il n’y a pas de concurrence puisque les œuvres existantes sont les points de départ, la matière première des œuvres au second degré.
On pensera au Psycho de Gus Van Sant qui reprend le film d’Hitchcock plan par plan et qui produit ainsi un résultat fascinant, justement par le rapport mimétique qu’il entretient avec l’original. Si l’on emploie la terminologie d’Alfred Korzybski, l’on peut désigner ce qui est produit comme une proposition de niveau n+1, laquelle ne peuvent être comparée avec des propositions de niveau n puisqu’elle, par définition, d’une autre nature. Il s’agit, par contre, d’apprécier comment ces propositions de second degré tissent des relations et des commentaires entre et avec les autres propositions. Chaque « œuvre-sosie » est en quelque sorte une fonction (au sens mathématique d’une opération dynamique) qui transforme et articule la proposition d’un premier artiste, qui crée du sens par la différence entre deux dates, deux titres, deux objets…
Les premières pratiques appropriationistes émergent comme la conclusion logique d’une possibilité technique – les productions proto-industrielles du pop art et de l’art minimal – et d’une possibilité théorique – les conclusions que l’art conceptuel tire des propositions de Duchamp. Richard Pettibone pointe exemplairement l’origine de sa pratique dans sa confrontation à deux expositions : Les Campbells’ Soup de Warhol à la Stable Gallery en 1962 et la rétrospective de Marcel Duchamp l’année suivante au Pasadena Art Museum. Cette pratique s’amplifie dans les années quatre-vingt avec Sherry Levine ou Art and Language, c’est moins l’œuvre qui génère une copie que le dispositif critique, le milieu et le marché de l’art. Cette question critique est d’ailleurs présente chez Pettibone dont les petits formats ne sont pas des œuvres en réduction, mais la copie en taille réelle des reproductions parues dans la presse. On retrouve, dans ces travaux qui peuvent sembler formalistes, les tropes des pratiques conceptuelles. Les pièces les plus contemporaines compose avec ce qui les précède. Il s’agit souvent d’un travail de contrebande et de détournement qui s’appuie sur une pratique de l’histoire de l’art. Par exemple, le costume de Beuys rétréci par Maurizio Cattelan et qui joue d’un décalage, d’une distance critique avec le personnage plus qu’avec l’œuvre de Beuys.
Souvent les œuvres composent avec une certaine puissance du négatif. Refaire c’est rarement améliorer l’original. On est confronté à des gestes de retrait, à la reconnaissance que toute reproduction comporte un principe d’approximation, de déperdition. Les matériaux sont moins nobles chez Tom Sachs, Matthieu Mercier ou Raphaël Zarka, déclassement contrôlé de l’œuvre plus que modestie du geste. Certaines œuvres sont seulement esquissées, jusqu’à Matthieu Abonnenc qui montre ses tentatives de copie d’un dessin perdu d’Adrian Piper, la meilleure version, non exposée, ayant rejoint les archives de Piper. Il y a un soucis de l’œuvre originale dans le travail de réplique, des reconstitutions minutieuses du grand verre, encouragées – et cosignées – par Duchamp jusqu’aux travaux d’Ernest T, André Raffray ou Raphaël Zarka encore qui viennent combler par un autre objet l’absence d’œuvres disparues.
De tels travaux, loin de prôner la contrefaçon, pointent au contraire l’existence d’une économie entropique de l’art et du réel. Dans beaucoup des pièces récentes, c’est la question même de la duplication qui est articulée avec la présence massive de la Chine et de l’outil internet. Il est flagrant de voir comment ces deux « lieux » figurent une puissance fantasmatique de reproduction incontrôlable. La question de la contrefaçon, massive et industrielle, supplante celle du faux, unique et artisanal. Sur cet aspect Gabriele Di Matteo réalise avec China, Made in Italy un commentaire plus fécond que Jonathan Monk un peu figé dans la procédure. Internet dont les fichiers circulent et se dupliquent d’eux-mêmes génèrent un ensemble de représentations approximatives. Plus les images circulent, plus elles doivent être légères, lacunaires, usées.
La reprise d’une œuvre n’est pas toujours heureuse, elle dépend beaucoup de la dialectique instaurée avec sa source. Yann Serandour réalise, par exemple, une variation un peu gratuite de son pourtant très beau supplément au catalogue raisonné de Lawrence Weiner. Fayçal Baghriche fait au contraire un geste précis avec la manipulation du saut dans le vide de Klein, déplacement qui fait sens puisque l’image originale est déjà un subtil montage. Même réduites à l’état de matière première les œuvres originales continuent à intervenir dans la mécanique du « sosie », lorsque la relation reste anecdotique l’œuvre originale finit par écraser les copies superflues. L’enjeu pour le « répliquant » est de savoir maintenir une tension, ni trop près, ni trop loin, de s’engager comme auteur dans un duel toujours dangereux mais souvent jubilatoire.