Bidjocka est un artiste camerounais qui vit en France. Ses œuvres ont été montrées à Africaremix, dans des galeries de Johannesburg et de Paris. Il a été invité à l’abbaye médiévale de Maubuisson en raison des dimensions mystique et alchimique de son œuvre, ainsi que Simon Njami le commissaire de cette exposition aime à le souligner. Fictions#3, fait référence à Borgès bien sûr – à la connaissance labyrinthique et paradoxale- et annonce des histoires qui ont pris naissance dans de précédentes fictions qu’on ne connaîtra pas sinon par ouïe dire.
A l’entrée de l’abbaye un petit carnet est offert, il porte le même nom que l’exposition et contient une série d’énigmes, telles celles du Sphinx, écrites par l’artiste ; elles sont des règles de conduites, ou quelque sage pensée. Chacune des 8 énigmes est liée à un signe particulier du parc qu’il est nécessaire de traverser pour rejoindre les bâtiments. Ainsi le parcours de l’exposition, intérieur et extérieur, est balisé d’événements invisibles sur lesquels le carnet invite à nous arrêter, physiquement ou spirituellement. Nous sommes dans une abbaye cistercienne, lieu de silence de pauvreté et de contemplation. Le lieu est chargé d’histoire, et notamment de la présence de St Louis et de Blanche de Castille.
A nous tourner vers ce passé invitent les travaux de l’artiste mais sur un mode fictif, par le détour d’une autre histoire, celle-ci malienne, de l’empereur du Mandem, Soundjata Keita ; épopée légendaire, d’un empereur du XIIème siècle racontée par les griots depuis des générations et reprise ici. L’exposition est donc tramée de légendes, lues ou entendues, qu’il faut prendre au sérieux parce que, certaines des œuvres comme « les échiquiers » dans le parc en sont des étapes, parce que les récits anciens ou contemporains, souvent murmurés ici, les conversations perçues par bribes, ou les cris d’oiseaux sont aussi, autant et peut-être plus que l’espace, le fond où vivent et d’où émergent les œuvres. D’où l’importance du livret qui initie à cette déambulation, et les commentaires des médiateurs ; mais ici les différences culturelles jouent et les discours informatifs et documentaires des conférenciers vont en sens inverse de la parole poétique et du temps initiatique, où l’obscurité n’est pas contraire à l’intelligible ?
Les œuvres portent-elles plastiquement cette part de mystère ou de résistance à la pénétration de la raison ?
Cinq lieux la grange, le parloir, la salle des religieuses, les latrines, le parc sont mis à la disposition de l’artiste. La grange met en scène de longues silhouettes blanches éclairées de l’intérieur, par des diodes malheureusement visibles. Dans le parc deux échiquiers d’échelles différentes sont installés, l’un est à notre mesure et destiné à notre usage, l’autre gigantesque met en jeu une partie entre blancs et noirs. Dans l’aile unique de l’abbatiale, une pièce abrite treize vidéos d’individus, dont le nombre reprend celui de la scène, tandis que la salle, dite des religieuses, est occupée par un immense rideau de perles bleues, jaunes et grises, réalisé par un atelier de femmes de Johannesburg qui ont dessiné des blasons réels et fictifs représentatifs de royaumes français, malien et personnel, lesquels forment une quatrième figure héraldique ; au sol trois vidéos racontent le voyage de l’artiste et s’arrêtent sur les lieux sacrés.
Dans toutes ces pièces, contenant et contenues, l’intention de mystère est évidente. Le choix des clairs obscurs, les écritures illisibles brodées sur les longues robes cylindriques blanches tendues comme de longs piliers sous la charpente de la grange, les signes sacrés ou ésotériques peints en rouge sur la toile blanche des robes, les arêtes fluorescentes éclairant la structure du bâtiment, les emblèmes mé-tissés du rideau de perles, les visages floutés des treize écrans du parloir, leurs voix inaudibles, tous ces signes censés envelopper les pièces dans la pénombre ou brouiller la compréhension, sont trop reconnaissables, trop codés pour ne pas être décryptés et échapper à l’effet voulu d’opacité lumineuse.
Outre les robes, les rideaux de perles, les échiquiers qui sont des figures déjà bien répertoriées dans l’art contemporain, l’artisanat au service des performances artistiques est également une technique rebattue pour conférer à l’œuvre un caractère d’authenticité et une aura qui n’est pas sans effet sur son prix.
Dans toutes les pièces, deux cultures, deux histoires, deux couleurs, deux pratiques artisanales et artistiques, se croisent tout laissent apparaître des traces de chacune d’elle. Les œuvres ne sont absolument pas conflictuelles, plutôt réconciliées.
Une seule œuvre échappe à ces constats, c’est la dernière, celle qui est dans les anciennes latrines, la plus petite pièce. Sur le sol couvert des gravats, un trône en bois a été posé et au dessus de lui pend un œuf, doré comme peint à la feuille d’or. Une bande sonore partiellement audible diffuse la pièce de Césaire « la tragédie du Roi Christophe ».
Tout est clair, la catastrophe est là dans ses débris ; y règnent les restes d’un pouvoir déchu ou mortifère. Seule l’amulette géante suspendue a été épargnée. La divinité a-t-elle été invitée à contempler le carnage, est-elle le signe d’une sagesse non entamée, une bénédiction au milieu des décombres ? Les mots perçus ne sont pas de soumission ni de pacification, ils sont ceux d’une révolte qui encore gronde. Cette pièce dans le plus petit espace est encore la plus économe et mais non moins puissante. L’écho d’un hommage aux Haïtiens se fait ici entendre avec force et retenue.