Filomena Borecká est née en 1977 à Prague. Après avoir sculpté d’imposants volumes en pierre aux premiers temps de sa formation (entre 14 et 18 ans) en « sculpture et taille directe », elle a fait ses études aux Beaux-arts de Paris. Elle s’est fait reconnaître en France pour des œuvres organiques réalisées au « crayon magique », outil à la mine multicolore. L’artiste en tire des dessins vibrants et absorbants au sein desquels les lignes s’interpénètrent comme des chevelures qui se nouent et se délient pour générer des formes concentriques, fluides et insaisissables. Filomena Borecká expose ses volumes mobiles ainsi que ses dessins au Centre culturel tchèque jusqu’à la mi-avril, lors de la Semaine du Dessin Contemporain.
L’exposition au Centre tchèque est répartie sur trois étages. A l’accueil, on découvre d’abord un dessin à l’encre rouge, « Mysterium Conjunctionis », titre latin emprunté à l’ouvrage de Carl Gustav Jung (qu’on traduira librement par « Mystère de l’union »). La « conjonction » est aussi une forme grammaticale qui coordonne ou subordonne. Ce travail ouvre à un univers de signes linguistiques, d’« oxymores », terme de rhétorique que cette jeune artiste d’origine tchèque, qui vit en France depuis 13 ans, revendique pour décrire les constituants de son travail : une union de contraires.
Une photographie de l’artiste assise sur une voiture et affublée d’une paire d’ailes jouxte une forme d’autoportrait, appelée « cartographie de l’âme » (dessin à la mine de plomb, 2003). L’artiste le décrit comme « un sismographe qui saisit l’ambiance, l’atmosphère du lieu où le dessin est réalisé. » Elle en a en effet réalisé plusieurs comme on pose des capteurs, dans la cour des Beaux-arts de Paris par exemple ou à New-York, au Hunter College. La première contradiction sera soulevée ici : pourquoi utiliser ces mots latins, un vocabulaire ’savant’, lié à l’étude des climats, pour évoquer une prise de tension intérieure retranscrite par le dessin et liée à l’écriture automatique ? Cette cartographie n’est pas liée au lieu de sa fabrication mais à l’état de l’âme qui a projeté le trait, ce que l’artiste admet volontiers : « j’ai réalisé ces dessins dans des lieux qui n’avaient rien de particulier, mais seulement à des moments où je ressentais des vibrations intéressantes. ». Un film de Jacques Burtin intitulé « Transmigration » (2004, 15’), diffusée dans cette même pièce, montre l’artiste en train de réaliser une telle œuvre.
Sur la mezzanine, on trouve une deuxième pièce intitulée « Mysterium Conjunctionis ». C’est cette fois un objet tridimensionnel qui semble tout droit sorti de ses dessins. Il est suspendu au plafond et animé par un mécanisme d’horloge. Alors que le silence s’installe, on peut entendre son rythme de métronome. Formé de deux éléments aux formes rondes, bossues, qui tournent sur elles-mêmes, l’ensemble montre deux planètes qui ne se heurtent jamais, se complètent dans de successives révolutions qui les rapprochent et les éloignent. Ces volumes mobiles sont couverts de ces lignes vivantes, vibrantes : « je dessine d’après ce que j’entends, lors d’une concentration profonde, il y a des lignes qui ressortent, je les laisse venir. Je recherche des moments du silence, un silence paradoxal bien sûr, parce qu’on est toujours deux en un et il y a les autres en soi. »
Alors qu’on lui propose de nommer « motifs » ces tracés, si caractéristiques de son travail, une fois reproduits sur ces formes pleines, l’artiste objecte qu’elle préfère les appeler « leitmotiv », sans jeu de mot : « De loin, nous pouvons penser que les dessins se ressemblent, oui il y a une certaine ressemblance, ils viennent de la même main, mais chaque dessin grand ou petit est réalisé avec une autre dynamique à chaque fois, cette force n’est pas reproductible (je ne peux pas la reproduire), je ne peux jamais refaire le dessin avec la même force. Chaque pièce est un sismographe empirique, qui retrace une expérience vécue, ressentie et ensuite retranscrite. »
Ainsi évoque-t-elle son travail de composition, qui repose plus sur le retour mélodique d’un mouvement, d’une phrase que sur la répétition mécanique d’une forme maîtrisée, d’un geste virtuose : « La ’clef de voûte’ de ma recherche, c’est l’écoute de ce souffle créateur qui nous maintient en vie. Il y a un thème qui revient, un fil qui impose la même idée, c’est d’essayer de suggérer une réalité forte en apaisement. » En effet, les dessins de Filomena Borecká ont quelque chose de l’antique, suggéré par ces titres en latin. Ils peuvent rappeler aussi des grisailles, des fresques où dans le détail, les chevelures, les vagues, les drapés ou les souffles sont une dentelle de traits, comme c’est le cas chez Léonard de Vinci ou Le Corrège. Dans le dessin de la « Sainte-Catherine d’Alexandrie » de Raphaël conservé au Louvre, en particulier on peut voir comment la torsion du corps épouse celle du drapé qui l’enserre. Dans la grande composition de Botticelli, la « Calomnie d’Apelle », des corps, les uns traînant les autres, se confondent peu à peu dans des plans successifs et se déploient avec l’action dépeinte.
De même, Filomena Borecká expérimente des successions de supports, le dessin débordant sur le mur. C’est en effet dans la (trop inaccessible) Salle Janácek qu’on trouvera « Incarnation en cours », projet précédemment développé à « Mains d’œuvres » à Saint-Ouen lors de l’exposition collective « Aller-retour virtuel ». Ce dessin de grand format déborde sur le mur et articule sa surface à celle de l’architecture : « Mes dessins sont pensés comme des portes vers une autre dimension, mais c’est une dimension qui est en nous-même, dans notre espace mental et que nous pouvons influencer, une manière forte et apaisée. Voici un oxymore. »