Flambent les lambeaux de la nuit : Sur une rétrospective de Jean-Paul Marcheschi

Imaginez-vous au cœur d’une peinture de Georges de La Tour, emmitouflé dans un clair-obscur virtuose. Pourquoi pas sa Madeleine aux deux flambeaux, dans lequel un miroir vient redoubler et comme réchauffer l’unique chandelle allumée devant une femme assise, le dos tourné, un crâne posé sur son giron. Une façon d’être au milieu de la lumière tout en étant plongé dans la ténèbre, d’occuper le lieu privilégié d’une méditation à la fois cosmique et intime. C’est un peu à une telle expérience que nous convie le Musée Paul Dupuy, à Toulouse, du 6 décembre 2018 au 31 mars 2019, en proposant une rétrospective du plasticien esthète Jean-Paul Marcheschi. Retraçant les moment forts de son travail depuis le milieu des années 1980, levant le voile sur quelques unes de ses grandes fresques de cire et de suie, ses images d’astres rétro-éclairées, ses feuilles volantes arrachées à une bibliothèque borgesienne, ses lacs ténébreux, ses dépôts de suie sur plexiglas ou ses sculptures de cire noire, l’exposition « L’alphabet des astres » propose un petit abécédaire de son Œuvre.

L’artiste est un chaman, mi-Héphaïstos mi-Lucifer, à la fois maître de la flamme en son atelier et porteur d’une lumière qui livre aux regards l’insondable nuit (les vidéos de l’exposition sont ici très éclairantes). Car le « thème » (encore n’est-ce pas le mot, il s’agit plutôt plutôt d’une hantise ou d’une emprise) de la Nuit est premier dans son travail, comme origine et comme destin. C’est de la nuit que l’artiste tire le linéament de l’œuvre à venir (ces textes écrits qu’il couche frénétiquement sur des pages d’écolier à son réveil et qui sont l’humus de l’œuvre future) et c’est cette nuit qu’il cherche à sublimer, pour l’apprivoiser sans doute. Quête métaphysique et quête personnelle. La nuit est sans image – et pourtant l’artiste cherche ici à rendre à la nuit originelle son authentique figure…

1) Invoquer l’image de la Nuit

Chaque œuvre de Marcheschi est une incantation : la peinture de cire est en effet déposée sur des feuilles préalablement saturées du récit nocturne de ses songes. Cette sous-couche scripturaire sert d’enduit (d’intonaco) à la peinture encore absente. Sans elle, pas d’image possible, pas d’œuvre à paraître. Une image « souscrite » en quelque sorte pour une œuvre-golem, si le golem est ce monstre minéral qui obéit à son maître tant qu’il est enchaîné par le pouvoir cabalistique des mots enfouis à même son crâne. Chez Marcheschi comme dans la mystique juive, les mots ne sont pas vraiment lisibles : ils fonctionnent comme éléments plastiques et comme signes ésotériques, plutôt que comme marques lisibles et intelligibles. Ils ne sont pas faits pour être lus par un tiers, mais pour animer par en-dessous la matière qu’ils étançonnent ; ils sont pour la chose créée plus que pour ses interlocuteurs. Sous la peinture dort l’écrit, en son mystère même.

C’est le feu qui permet de l’accoucher, cette image de la nuit. Le feu porté par de grands flambeaux de cierges de cire noire ou blanche. Le flambeau, objet immémorial, symbole de la sortie de l’homme de son état animal, outil des premiers artistes cavernicoles. En son usage de dripping de feu, c’est même un outil anti-rétinien, qui obnubile son porteur, lui refuse le recours classique de la vue pour en appeler à toute la plasticité du corps créateur. Et ainsi l’âme du feu, cet élément premier, insaisissable, cette forme sans corps, arrive – c’est la force des tableaux de Marcheschi – à passer dans la toile ! « En art, et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces » 1. Il fallait à l’artiste capter la force du feu, et pour ce faire, il devait écrire avec le feu. Cette pyro-graphie semble proposer une troisième voie à l’art visuel, entre photo-graphie (« écrire par la lumière », mythe de Narcisse) et skia-graphia (« écrire avec l’ombre », mythe de la fille du potier Butadès).

La cire forme le pigment de l’œuvre. Fallait-il donc attendre Marcheschi (ou plus globalement l’art contemporain) pour déceler toutes les nuances chromatiques et plastiques qu’offrait cette matière ? Sa valeur philosophique est connue de longue date : qu’aurait été la tradition occidentale sans les méditations aristotéliciennes puis cartésiennes autour du morceau de cire ? Pour Marcheschi, la cire est à la fois translucide (laissant passer la lumière) et transparente (laissant passer les formes) à des degrés divers selon sa quantité de matière et sa pureté. Cette cire fertile et ductile que l’on peut répandre en fines couches, en amas généreux ou bien récupérer lorsqu’elle gît à terre dans un atelier d’artiste. C’est bien le jeu de la cire et de la suie qui en premier lieu permet de faire advenir cette image abstraite ou figurative, mais toujours nocturne, ensommeillée.

Le rétroéclairage et le lac forment deux « chambres d’écho » visuelles à l’image ainsi configurée. Certaines œuvres sont en effet rétroéclairées et instillent alors dans les corps blanchâtres et translucides représentés, une puissance sélénite nouvelle. Et les astres nocturnes rayonnent dans l’obscurité de la salle, et les corps monstrueux au derme fuligineux vibrent d’une vie indicible. Car l’image de la nuit est nécessairement noctiluque : elle réclame, en son sein, une puissance lumineuse pour resplendir. Et nox facta est appelle son Fiat Lux. Dans le poème hugolien 2 , Lucifer, rebelle, chassé du Paradis, tombe dans l’abîme pendant des millénaires jusqu’à ce que tout vestige de lumière s’abolisse – c’est alors seulement qu’il devient Satan – chez Marcheschi, le peintre de la nuit reste un porteur de lumière, car la nuit n’est pas puissance maléfique, elle est puissance arkhaïque, primordiale, immémoriale. Et « l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit » chuchote Blanchot 3 . Les lacs, eux, permettront de renvoyer une image sororale de l’œuvre. Il fallait sans doute ce second élément premier pour continuer et contrebalancer le travail du feu. D’ailleurs le travail de l’eau est déjà aussi celui de la représentation 4 : il dédouble, il recrée l’image, en la retournant et ici en la renversant (l’œuvre verticale s’abîme dans son reflet horizontal). Le lac redouble l’œuvre et pas seulement l’image peinte : car en sa noire transparence, il reflète, en l’opacifiant, le tableau, de sorte qu’il réverbère et l’image et la nuit qui l’empreint. Comme si l’image en feu nécessitait une retrempe dans l’eau pour s’amalgamer à son habit de ténèbres. Rétroéclairage et Lacs confèrent apothéose et spécularité à l’image de la Nuit.

Les dépôts de suie sur des lames de plexiglas régulièrement espacées rendent une image inouïe, vaporeuse, ouatée, hors du temps et du cosmos. Car le velouté noir des volutes de suie est sans pareil. L’immatérialité de l’image (un pigment infiniment mince, apposé sur un substrat transparent, débité en fines tranches s’espaçant) donne à voir des corps comme extraits d’une géologie mythologique : un homme d’avant les hommes, un astre noir sans âge, une embarcation vers la maison des morts…

Enfin, les sculptures, ces « corps pétrés », sont issues des résidus de cire qui jonchent l’atelier de l’artiste. De cet excédent, véritable « part maudite » de cette peinture nocturne, l’artiste forgea des statues d’animaux, ici volatiles. Leur corps gracile, d’une noirceur opaque mais à la surface brillante, issu d’amas informes de cire que l’on croyait perdue, est lui-même boursouflé de reliefs sauvages, comme s’il était le tombeau de vivants ensevelis sous un magma refroidi. Ici, il s’agit d’animaux de l’ombre, messagers des dieux et/ou de la mort : corbeau, vautour et assimilés. Posés par terre, ils semblent guider le spectateur vers la pièce finale, sublime, à travers une double haie des astres, Le lac du sommeil et de l’oubli (2009).

2) Peindre le corps archaïque

Que peint l’artiste chaman ?
Les titres suffisent à fixer l’ambition : Extinction du soleil, Morsures de l’aube (1994-2018), évocations de la Divine comédie de Dante, Ouranos (1993), Astre noir (2001), Naissance d’une montagne (2014) ! L’intérêt va donc aux forces primitives et indomptables, celles du cosmos, du minéral, du mythique, de l’apocalyptique. L’apocalypse n’est-il pas, littéralement, ce temps, hors du temps, de la révélation ?

Un premier pan de l’œuvre pourrait en effet isoler des représentations fragmentaires du corps de la Terre : strate géologique, image du globe, volcans, montagnes. Rien n’y est reconnaissable, hors l’évident ancrage terrien et chthonien. La terre est présente comme antre, comme entrailles, comme lieu profondément massif, dense et inconnaissable. Elle fonde et se referme plutôt qu’elle ne s’ouvre ou se creuse. Elle est un amas primordial de la matière. Elle est le tenant d’une matière primitive, absolu, qui consiste, en amont de toute déclinaison spécifique, avant même l’existence des choses.

Au-dessus de cette terre, planent ou s’effondrent les corps célestes : soleil, astres, Voie lactée 5. Ils brillent de mille feux et renvoient là encore non pas à tels corps célestes dûment répertoriés mais à une matière indéfinie. Les reliefs et les contours de cire, aux chaotiques reflets colorés et transparents, semblent offrir l’image de la soupe primordiale, faite de feu et de matériaux élémentaires. Ces astres sont de la matière en fusion et l’usage du flambeau leur était nécessaire pour nous apparaître tels. Géologique ou cosmique, c’est donc d’un magma que l’artiste tente de rendre l’image, le corps, la force. Ne faut-il pas d’ailleurs voir, dans l’outillage de l’artiste, un système de correspondances avec les quatre éléments premiers : le feu, la cire blanche pour l’eau, la suie pour l’air et la cire noire agglomérée pour la terre ? N’est-il pas alchimiste notre chaman ? « L’œuvre au noir » n’est-elle pas ce qu’il recherche avant tout, une sorte de titre générique à son Œuvre ?

En regard de ces corps cosmiques, répondent des corps d’hommes et de femmes, réduits à l’indifférence d’une matière charnelle pas totalement arrêtée en son individualité. Les corps sont plus souvent nus, parfois monstrueux, mi-anges mi-humains (Les morsures de l’aube), souvent pris dans les tourments d’une existence qui semble douloureuse. Des corps dolents, habitants muets de ces lieux indéfinis. Sans atteindre la carnation d’un Bacon ni la violence d’un Vélickovic, on sent bien une filiation possible ; les corps de Marcheschi sont plus métaphysiques, plus éthérés peut-être – disons qu’ils semblent errer dans des limbes, avec la foule des ombres de l’Erèbe.

Le visage pourrait faire exception. On peut en effet y reconnaître des traits singuliers. On sait que l’artiste n’en finit pas de peindre ses 11 000 visages de l’humanité 6, à la fois hommage et lutte contre l’emprise irrévocable du temps. Le visage de l’homme, qui fait toute son humanité, qui, pour Lévinas, impose sa misère et sa nudité à son prochain, est aussi la marque de sa transcendance. Mais là encore, l’artiste délaissera le particulier pour tâtonner vers la Figure, tenter de figurer un visage commun, absolu, sous-jacent à tous les autres : en témoignent les titres qui rappellent une fraternité cosmique (Astre, Visage), et la confession de l’artiste évoquant un « Ur-visage » qui parfois fulgurerait à travers ses portraits.

La plupart de ces corps sont en mouvement, dynamisés, dynamités presque, qu’ils soient lancés contre le sol ou bien vers les étoiles. Ils sont une force, un nœud de tensions internes, toutes énergies bandées. Les corps nus ont souvent le sexe bien rigides. Ils sont gros d’une puissance qu’ils contiennent difficilement, qui ne demandent qu’à sourdre (Naissance d’une montagne, Morsure de l’aube) ou qu’il faut vite contenir (Extinction du soleil. Ils renvoient au corps primordial – énergie et matière – d’avant la différentiation, juste à l’orée de l’existence.

« Je suis d’après le désastre des images », écrit l’artiste dont les textes sont d’une poésie et d’une intelligence peu communes . Il y aurait fort à dire pour expliciter cette simple phrase. Ne propose-t-il pas une peinture du désastre quand Blanchot s’évertuait à son écriture ? Tous deux cherchent à formuler la Nuit comme puissance originelle, indicible et infigurable, non-objectivable, seule « chose » donc digne d’affrontement, prime et ultime désir du créateur. A voir.

1 Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation. Paris, Editions du Seuil, 1981, p.57.
2 Victor Hugo, « Et nox facta est », dans La fin de Satan, dans Œuvres complètes. Poésie IV, Paris, Robert Laffot, 1986, p.3-8.
3 Maurice Blanchot, « Le regard d’Orphée », dans L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 225.
4 L’un des mythes de la création de la peinture et de la représentation est bien celui de Narcisse s’abîmant dans son image reflétée par l’eau.
5 Voir dans le métro toulousain, la station Carmes, sur la ligne B.
6 Un panneau en est visible, en marge de l’exposition, au Palais de Justice de Toulouse.