Ils sont peu, dans l’histoire des sciences, à se souvenir de J. Métius. Il est cependant cité par Descartes pour une de ses inventions : la lunette. Notre connaissance du monde passe par nos sens « entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n’y a pas de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être » (René Descartes, La dioptrique, Discours de la méthode, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 99). La fin du XXème siècle n’a rempli que certaines clauses du contrat que nous avions conclu, étant enfant, avec le futur : en l’an 2000, les voitures voleront et, entre autres innovations, des lunettes à rayon X permettront de voir au travers des vêtements. Internet remplit la seconde condition : vous pouvez être à la fois très loin de certaines personnes, ne pas les connaître, et les voir nues, de très près.
Au fur et à mesure que l’homme sort de la forêt, l’intérêt d’entendre le signalement du danger par l’ouie s’amenuise. Pour porter son regard plus haut que la plus haute des herbes de la savane, il faut se dresser sur ses deux pattes et l’Homo Erectus d’entamer le long chapitre du regard. Pour sapiens sapiens, la cueillette est plus simple – elle se fait assis –, la chasse reste silencieuse mais sans la veine battant au cou, la proie veut dorénavant que vous la saisissiez. Pour conséquence, nos corps – trop longtemps sur la chaise – s’amollissent. Et, avec le glissement d’une partie des relations humaines vers la sphère marchande, rien de moins vendeur que la chair molle. Cette dernière rejoint son amie, au succès littéraire certain, la triste. Heureusement, nos grandes villes possèdent de vastes sous-sols où faire de la gym., et, ainsi, chairs triste et molle se métamorphosent en chairs reines.
En réduisant la distance, en rendant transparent ce qui était jusqu’alors caché au regard, ce qui participait d’un jeu – deux joueurs ou plus, élaborant la règle au fur et à mesure de la séduction –, Internet nous a donné le jouet tant souhaité. Don d’ubiquité – super pouvoir ordinaire car partagé –, associé au défilement des images pour mieux choisir son prochain. Que fait l’enfant gâté qui a obtenu le cadeau espéré ? Il s’intéresse assez vite à l’emballage.
François-Henri Galland couvre des murs entiers de dessins peints, avec un bambou, à l’encre de Chine. Une économie de moyens revendiquée et en miroir des nouvelles technologies abordées plus haut. Ces portraits d’hommes – seuls – à l’exception d’un couple amateur de chaussettes montantes et de quelques études de rhinocéros – ont été saisis sur des sites de rencontres en ligne. L’accrochage emplit l’espace, monte haut sur les murs et rappelle l’esprit d’un cabinet de curiosité, l’atmosphère d’un salon où montrer ses estampes, et, presque hors de portée, il a placé ce qui fut longtemps l’enfer des bibliothèques. Ce champ lexical rappelle le siècle où le corps, en Occident, avait déjà débuté sa transhumance métaphysique pour se détacher peu à peu de l’esprit. Sciences, anatomie, le Cogito, … là où la société médiévale ne voyait qu’unité, peu à peu l’individuation allait nous faire cohabiter avec notre enveloppe charnelle. Pour mieux boucler la boucle, nous n’allions cesser de nous observer nous-même. Point de jugement, le simple déroulé, à la va vite, de notre histoire. A celle-ci s’ajoute celle des hommes qui laissaient, à Venise, écrit Paul Morand, un mouchoir timidement dépasser hors de leurs manchettes afin de mieux se reconnaître. Ce même mouchoir, décidément baladeur, termine, chez Guillaume Dustan, dans la poche arrière des jeans, à gauche ou à droite. Point de choix politique, mais choix il y a. La communauté homosexuelle, longtemps dans l’ombre, a toujours utilisé les nouvelles technologies de la communication pour ne pas perdre de temps et réduire sensiblement les marges d’erreur. Le minitel, puis Internet.
Ce long ruban de vignettes sur les sites de rencontres offre au jeune peintre un réservoir sans fin de modèles fixes, sans être sages, tenant la pose, toutes les poses. La digression sur la perception de la beauté comme donnée culturelle serait longue, mais il reste difficile de croire – après la figure du Kouros, le David de Michel Ange, la longue description du « Saint Sébastien » de Guido Reni, premier émoi de Mishima enfant, « Un jeune homme d’une beauté remarquable était attaché nu au tronc d’arbre… » (« Confession d’un masque ») –, qu’il n’y ait point de traits communs : la musculature profilée, la symétrie du visage…
Mais tous ces masques ont beau se montrer sous leurs meilleures jours, le pixel large et le flou aidant, il est évident que cette hyperréalité nie l’épaisseur de ce qui nous fait homme. La même figure revient plusieurs fois dans les dessins de Galland, le traitement d’une obsession ou plutôt sa dissolution. L’artiste répète cette figure comme Sophie Calle confie à plus de cent femmes la fin d’une relation amoureuse (« Prenez soin de vous », 2007), il semble que la répétition/division pourrait permettre d’alléger, pour un temps, le poids du désir. Emiettement de ce dernier, éparpillement de la perte, distribution aux oiseaux, nouvel envol.
Cependant, en s’arrêtant sur ces images, comme on le ferait dans la rue pour observer un visage plaisant, Galland cherche aussi « dans un monde surexposé, [à] replacer des ombres là où elles ne figurent plus ». La fiche technique associée au « profil » sur les sites Internet vous dit peu, il y a un pas – semelle de plomb – difficile à franchir pour dire qu’elle va à l’essentiel : « Le corps comme élément isolable de l’homme auquel il prête son visage n’est pensable que dans les structures sociales de type individualiste où les hommes sont séparées les uns des autres, relativement autonome dans leurs initiatives, leurs valeurs. » (David Le Breton, « Anthropologie du corps et modernité- Essai », PUF, coll. Quadrige, p. 23, Paris, 2001). Ainsi, les sites Internet de rencontres, friches sociologiques, appliquent à la lettre la remarque de Durkheim soulignant l’émergence du corps comme facteur de distinction d’un sujet à l’autre au sein des sociétés modernes occidentales : « il faut un facteur d’individuation, c’est le corps qui joue ce rôle. » (Durkheim Emile, Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968.)
Comme le souligne David Le Breton, « L’investissement sur le corps propre traduit l’absence des autres ». « Le corps d’une certaine manière, c’est ce qui reste quand on a perdu les autres, c’est la trace la plus tangible du sujet, dès lors que se distendent la trame symbolique et les liens qui les rattachaient aux membres de sa communauté. » (Le Breton David, Ib. Idem, p. 159). C’est ce lien symbolique que renoue François-Henri Galland en diluant dans ses portraits l’encre de Chine, en les incisant à l’aide d’un simple bambou. Accrochés aux cimaises, ces figures d’hommes matérialisent un réseau invisible. Le geste est rapide, il s’arrête par moment uniquement à l’esquisse. Si l’artiste indique, entre autres références, l’Ecole de Paris, celle-ci nous paraît plus probante en terme historique, le relais passé entre l’Europe et les Etats-Unis. Ses cadrages sont, en effet, ceux du portrait classique. La technique utilisée permet cependant des aplats étonnament denses, des traits précis et violents, sculptant les visages, échos lointains aux artistes d’après-guerre en France, les figures erratiques de Germaine Richier ou d’Alberto Giacometti. Certains des portraits renvoient vers les figures de l’angoisse – la suite des auto-portraits de Léon Spilliaert – ou à la douleur des corps peints par Vladimir Velickovic, porteurs des cicatrices de leur histoire. « Face à l’absence [physique] des corps, il s’agit de rendre physique la présence de la mort : c’est une vaine tentative d’apprivoisement ».
Usés d’avoir trop vu, de nombreuses figures attirent par une absence : celle des yeux. En lieu et place, un effacement, du blanc. Ces yeux révulsés peuvent être ceux des morts-vivants comme ils sont codifiés dans les films d’horreur ou peut-être issus d’une réminiscence propre à l’artiste. Plus jeune, il a longtemps vécu à Madagascar, où est encore pratiqué le rituel animiste de la famadiha, le retournement des corps. Le corps du décédé rentre en contact avec le détenteur du pouvoir spirituel de la communauté et lui indique que le moment est venu ; il est dit qu’il ressent le froid. Lors de la cérémonie en soi, le corps est déterré, nettoyé, son linceul est renouvelé, les vivants peuvent s’adresser à lui, lui parler. L’irréductible frontière entre la vie et la mort s’estompe, la communauté des hommes, passé et présente, participe d’un tout.
Les symboles communs passent par l’histoire racontée, dite à nouveau, celle des débuts et structurant encore nos rapports sociaux. François-Henri Galland attache ainsi une importance particulière à la narration. Il inscrit son ressenti dans le geste de peindre. Il a dialogué avec ces hommes. Il en a rencontré certains. L’homme de Manhattan dit dans ses messages qu’il va bien. Les yeux sombres face nous, les ligne du pont de Brooklyn scandant l’horizon en arrière plan, le rendu de Galland donne sa profondeur au portrait. Ce regard fixe est là pour séduire, puis glisse lentement vers une forme de tristesse. Par moment, les portraits sont associés aux pseudonymes choisis par les internautes, le bambou trempé dans l’encre reprend sa fonction première, outil d’écriture. Ces pseudonymes deviennent pour le regardeur l’incipit de la narration. Here we go…
Les portraits, et les récits amorcés par François-Henri Galland, apportent cette ombre projetée, montrent l’épaisseur constitutive de l’histoire de chacun, niée dans la basse résolution. Coule sous l’œil de « Breasfed [sic] » – nourri au sein –, une larme, longue, mêlant le blanc du lait, le noir de l’encre, l’eau et le sel, le sperme, la lumière et la mort.