Frédérique Nabaldian Crânes d’enfants et os iliaques

Depuis plusieurs années, Frédérique Nabaldian utilise le savon comme matériau d’un travail de sculpture où le temps intervient comme principe
régulateur d’une œuvre en devenir. Sa dernière exposition redit ce questionnement sur la faculté de cette substance, triviale de prime abord mais non
moins élégante, à servir un propos sur la dissolution des choses et leur reformation.

Volumes en état d’équilibre ou déjà engagés dans un principe de disparition, surfaces déployées ou recompactées selon leur pliage d’origine, matériaux formant des concrétions ou copeaux de ces mêmes substances, triviales le plus souvent. Qu’ils soient blocs de matière, pans de lumière ou fragments de sculpture, tous connaissent une histoire. Elle se déploie dans un espace géographique qui prit corps à Naples ou à Venise, Digne ou Nice, comme l’indiquent parfois les titres des oeuvres dont ces différents éléments participent. Cette historia autorise leur détérioration ou plutôt leur transformation que Frédérique Nalbandian anticipe grâce à la connaissance qu’elle a de l’action de l’eau, de l’air ou du vent, sur le savon, le plâtre ou le bitume, mais à laquelle elle n’assiste pas nécessairement ; elle ne cherche d’ailleurs pas à la vérifier par les images que quelque procédé technologique pourrait lui fournir. Car il arrive que les pièces que l’artiste choisit d’exposer lui soient parvenues la veille, comme si la confiance en leur nouvel aspect — leur re-qualification pourrait-on dire — faisait partie du mode de création qu’elle défend. Descartes dans un célèbre passage des Méditations utilisait l’image du morceau de cire pour démontrer la permanence des choses. A cette conception classique du monde, d’autres philosophes opposeront la singularité des étants, la non-possibilité de regrouper les objets sous un quelconque principe d’identité.

Devant la fidélité dont témoigne l’artiste à l’égard d’une matériologie qu’elle a instituée voici plusieurs années, mais aussi devant son inclination à provoquer l’idée même d’une généalogie des formes et des matières, on brûle d’envie d’engager le débat sur cette question d’ontologie. Devant les grands Précipités qui rappellent ce moment de la peinture florentine où de l’informe se mit à apparaître sous des figures de madones, ces projectiles, mordorés ou noir profond, qui taisent totalement ou presque l’existence des blocs de savon qui les ont prédestinés — restent les petits robinets d’évacuation ayant participé à l’inscription de l’image —, on se demande où Frédérique Nalbandian veut nous mener… Et puis, on souhaite la « provoquer » sur la place que tient la rationalité dans son travail : papier millimétré sous un ensemble de figures immédiatement posées en référence au texte Le Verre d’eau de Francis Ponge dont elle aime à fouiller la méthode ; idée de mesure dans l’établissement d’une rythmique à l’origine de ce que l’on nomme depuis l’antiquité « colonne » ; cerveau en figure centrale d’un questionnement sur ce qu’elle appellerait, dans une attitude prudente et déterminée à la fois, la création.

C’est dans le vieux Vintimille que Frédérique Nalbandian a installé son atelier, village qui dissimule sous la rudesse de son architecture des lieux liés à la célébration des sacrements, un certain raffinement derrière sa sidérante noirceur. Sans faire de ce hiatus une formule, Frédérique Nalbandian sait en saisir l’impact esthétique. Lorsqu’elle insère par exemple sur ces petits bonnets qui font penser à des boîtes crâniennes, des motifs de dentelle rehaussés de pigment carmin ; lorsqu’elle précipite ce qui appartient au registre de l’ornement dans une forme autosuffisante. Et c’est là que son art s’inscrit dans une pensée de l’art, en appelle à certaines vanités hollandaises qui mettaient en présence, mais en présence seulement, des colliers de perles et autres parures avec ces éléments mélancoliques du corps humain que sont les os blanchis du visage. Mais devant ces objets qui pourraient aussi évoquer la trace d’un corsage sur une tête d’enfant, au moment où celui-ci se blottit contre sa mère, on pense à la place que tient l’empreinte dans l’art contemporain, à la manière dont l’artiste s’empare à son tour de ce qui ne saurait se réduire à un simple procédé de reproduction.

On a souvent écrit sur l’habileté avec laquelle Frédérique Nalbandian déjoue les attentes, bouleverse les lois de l’académisme. Cette faculté, je la retrouve dans cette monstrueuse oreille, non pas dressée comme le voudrait un certain ordre humain, mais gisant au milieu d’une bassine en plastique. Organe équipé d’un étrange appareillage ⎯ écouteurs/goutteurs ⎯ dont on se demande si, dans son apparent sommeil, il est encore actif, matrice d’un insondable processus de production ou d’enregistrement du son qui a servi à présente l’installation. Fruit d’une collaboration avec la psychanalyste Cécile Bonopéra et l’ingénieur du son au CIRM Julien Aléonard, l’oreille s’est reproduite pour habiter un plateau triangulaire qui pourrait être une jardinière comme une table d’anatomie pourvue d’os iliaques, un quasi-lieu d’expérimentation. Car expérimenter, principe qui guide l’artiste depuis toujours, n’est-ce pas finalement moins faire l’expérience de quelque chose, qu’observer (opération de l’esprit et des sens) comment le temps, en prise avec les formes et les matières, les surprend et bouleverse jusqu’à nous confondre sur une possible connaissance du monde.