Nous sommes à la croisée de deux mondes : le monde proliférant des images
qui domine nos écrans est sous-tendu par celui des données numériques, des algorithmes d’où elles proviennent désormais. Cet entrecroisement est la préoccupation majeure de Fury et sa dernière exposition en témoigne.
Cette artiste au long cours est remarquable par son endurance, son humour sans agressivité et sa verve graphique qui évoque le street art par sa manière – elle travaille à la bombe avec des pochoirs. Elle propose des petits formats allusifs, aptes à se rassembler en foule solitaire pour un art urbain de proximité. Elle sait aussi cultiver un art de la fresque plus vaste, qu’elle enrichit de surimpressions.
Comme nombre d’artistes, dont le confinement a infléchi le travail en leur ouvrant de nouveaux thèmes de réflexion tout en les enfermant dans un face à face avec leurs productions passées, Fury a avancé des propositions nouvelles qui sont présentées avec quelques éléments de son cycle précédent Electric Ladyland (2009). Des oeuvres résolument pop, faites de fourrure synthétique mises sous plexiglass – un matériau qui les met à distance en nous les montrant comme sous un écran, mais qui, en réaction au toucher, produit un effet électrostatique qui anime ce textile inerte et artificiel. Sur ces artefacts, des noms gravés : Grass, Dog, Cat, produisent l’impression d’un prélèvement de données ponctuelles (apparence, coloris) alors qu’elles se détachent de la nature en n’en donnant qu’une plate métaphore.
Autoportraits de non-personnes
L’art, à l’époque du numérique et des GAFA, peut-il nous aider à nous représenter l’abstraction omniprésente des data, données algébriques, coordonnées d’un système qui nous détermine à notre insu ? Car il y a désormais de l’invu qui sous-tend la prolifération des images dans le visible. Fury se sert pour le signifier d’un fond où émergent ou, au contraire, disparaissent des figures. Il est fait de petits carreaux noir et blancs, symboles d’un univers binaire, celui du code graphique qui se réfère aux QR codes. Dans cet univers quadrillé, des figures évanescentes s’étiolent ou se dispatchent en s’éclatant, et leur dissémination donne ainsi l’impression que des images numériques s’incrustent temporairement en se greffant sur les data qui les engendre.
L’installation nommée Behind Data réunit en constellation trente trois oeuvres (des carrés noir et blanc de 15x15cm) autour d’une oeuvre de 40×40 cm. La lecture du roman VIE TM de Jean Barret (Le Belial’ éditions, 2019) lui a servi d’incubateur. Why do you thinck I’m Fake ? interroge une figure de profil (2019) qui semble sortir d’un écran où elle est elle-même plongée. L’univers virtuel dans lequel nous circulons sans arrêt, avec les nouvelles formes de relations à distance qu’il suscite, n’a plus rien à voir avec l’onirisme et le merveilleux surréalistes, perçus à l’aune d’un univers poétique dans lequel existait encore la possibilité du hasard des rencontres. De l’amour, livre de Franck Leibovici (Jean Boîte éditions) retranscription fléchée d’échanges sur des sites de rencontres, avait donné lieu pour Fury à une première série d’oeuvres sur damiers (« Tinder » 195/130cm) exposée à la dernière biennale d’Issy : « Selfie de l âme » fin 2019. La nouvelle série des Corona Blues, numérotée de 1 à 4, des carrés de 50×50 cm, 2020, évoque l’étrangeté permanente amenée dans notre quotidien par l’intrusion de profils anonymes et masqués.
Nos arrières-mondes
Qui sont les anges du Cloud ? Des sauvegardes, ou des espions ? Dans le beau film, déjà ancien, de Wim Wenders Les Ailes du désir (1987) le monde était scindé entre celui des anges qui étaient à l’écoute des pensées humaines – filmé en noir et blanc – et un monde coloré où vivent les humains mortels. Cette opposition entre un graphisme noir et blanc avec son expressionisme contrasté et des couleurs pop ou plus nuancées prend dans l’art de Fury un valeur symbolique. Cependant aujourd’hui, sans aucune transcendance, le dédoublement du monde comme de soi nous décentre, il nous déshumanise, et ce n’est plus l’inconscient ou le désir qui est aux commandes de notre imaginaire, mais un impératif où le paraître et l’apparence abolit en réalité toute identité, ce qui interdit toute vélléité d’approcher une vérité. Maintenant, chacun de nous n’est identifiable que par les traces de son activité qui sont détectables sur le net, en dehors duquel il est de plus en plus difficile d’exister. La relation à l’autre où semble prédominer le face à face des visages tourne alors à un jeu de dupes qui peut mener à un jeu de massacre. L’envers du décor a de quoi faire frémir.
La fonction de la dystopie, ce genre littéraire visionnaire dont la plus célèbre reste le roman 1984 de Georges Orwell, était de préfigurer un avenir menaçant pour pouvoir s’en garder. La dystopie d’aujourd’hui devient une prise de conscience affolante d’un réel qui nous environne de manière consensuelle dans ces lieux sans lieux que sont les sites dont nous sommes devenus les parasites. Nous sommes déjà dans le monde d’après – et ce n’est pas le même que celui où nous aurions souhaité vivre.