L’exposition de Gary Hill à la fondation Cartier joue à la fois sur de la frustration et du spectaculaire. On est d’abord déçu en entrant dans la première salle, où ce qu’il y a à voir se réduit à peu, et où ce qu’on peut entendre échappe à la compréhension. Tout au contraire, dans la deuxième salle, le spectacle est fascinant et enveloppant, il monopolise immédiatement l’attention. L’exposition fonctionne ainsi comme un diptyque déséquilibré, oxymorique, parfaitement articulé à la lecture du temps présent qui nous y est proposée.
Dans Guilt, Gary Hill utilise son corps et son image dans une mise en scène autour de la culpabilité. Comme dans Incidence of catastrophe, vidéo-hommage à Thomas l’obscur de Maurice Blanchot, son corps est un lieu de projection des désirs et des angoisses, il est la proie des échecs et la condition des expérimentations. Dans Guilt, le corps est mis à distance et l’image réduite à très peu. Des lunettes astronomiques sont installées dans l’espace d’exposition, invitant le spectateur à venir se coller à leur orifice. Elles sont chacune dirigées sur une pièce d’or en mouvement, exposant lentement ses deux faces. Côté pile, on découvre la gravure d’une partie du corps de Gary Hill dans un posture de souffrance. Fesses offertes aux coups d’une branche de laurier, visage grimaçant assailli de coups de poings, à chaque lunette Gary Hill apparaît acculé à la douleur. Des inscriptions en latin entourent ces gravures et leur associent des expressions de culpabilité individuelle ou collective. Côté pile, d’autres inscriptions prolongent la plongée dans la culpabilité : « ART EST CORPUS VILE » (« L’art est un corps sans valeur »), « A STONE’S THROW AWAY FROM A WHIRPOOL OF ERRORS » (« A deux pas d’un tourbillon d’erreurs »). Des voix provenant du plafond s’ajoutent à ces lunettes, susurrant des mots et des phrases tiraillés par la conscience de la faute, de l’erreur, par l’angoisse du mal. On entend fort mal, seuls quelques mots sont par moments attrapés et ressassés, connectés aux pièces d’or fin. L’exposition ne se prête pas à un public nombreux, il convient de l’arpenter seul, de pénétrer l’orifice sans voisinage, de tendre l’oreille sans déconcentration. Solitaire, le spectateur peut ainsi se projeter dans ces sentiments individuels de culpabilité qui ne s’expriment guère en plein jour et dans la foule, et préfèrent rester tapis dans l’univers microscopique et murmurés tout bas. L’individuel rejoint cependant le collectif puisque ce ne sont pas des détails intimes que Gary Hill nous livre mais des maux propres à la condition humaine, et à ses avatars contemporains. L’auto-apitoiement, l’auto-flagellation sont traitées avec une mise à distance proche de la caricature. L’individu représenté est dépressif, en mal de croyances, miné par la culpabilité et victime face aux punitions qui s’abattent sur lui.
Près des lunettes d’autres pièces, identiques, tournent dans des vitrines de verre. Une fois l’attraction du dispositif télescopique dépassé, on s’aperçoit que le regard est bien plus satisfaisant quand on le pose sur ces pièces là. Les détails sont saisis plus finement, bien qu’ils ne soient pas agrandis. Le renfort technologique de nos capacités optiques se révèle d’une bien piètre efficacité lorsqu’il s’agit d’observer ce que nous sommes et ce qui nous habite. Avec ces lunettes, Gary Hill détourne les regards des reliefs lunaires vers les devenirs terrestres des individus.
L’utilisation du latin est assez étonnante, d’autant plus de la part d’un artiste américain. Le laurier gravé file la métaphore en amorçant un lien entre l’exposition et l’empire romain, qui s’impose avec force dans la deuxième installation, Frustrum. Une magnifique et immense image virtuelle nous met face à un aigle royal enfermé dans un pylône de transmission électrique. Ses ailes se déploient et claquent avec force. On ne peut s’en approcher car une large mare d’huile est répandue au sol, au milieu de laquelle nage un pavé d’or. Frustrum, malgré son titre, assouvit parfaitement le désir de spectacle du visiteur avec cette majestueuse image de synthèse et une présence sonore imposante. Les claquements d’ailes, véritables claquements de fouets, figurent l’inquiétante force de l’aigle. Le symbole impérial est visité à travers les nouvelles technologies, il est ainsi en prise avec le contemporain et ses significations. L’aigle est prisonnier de la saleté du monde que nous avons construit et dont nous dépendons : énergie angoissante des Kwatts transmis par cette tour que le corps menaçant de l’aigle vient incarner, et puanteur de l’huile répandue devant nos pieds. Le pavé d’or quand à lui flotte dans la mare d’huile, inaccessible, pierre de rosette suggérant de creuser la surface de nos sociétés développées, d’aller déchiffrer l’envers du progrès et du développement. Sur un écran à l’étage, un gros plan du pavé nous permet de lire son inscription : « For everything which is visible a copy of what is hidden » (« De toute chose visible il existe une copie qui est invisible »). Une invitation aux allures platoniciennes mais qui s’inscrit dans le monde réel, recommandant une grande vigilance face à ce que nous voyons, et face à ce que nous faisons.