Guy Limone, figures d’Espace public

Jusqu’au 22 décembre la Galerie Perrotin, Paris, accueille une exposition personnelle de Guy Limone. Sous le titre « Espace public » sont réunies deux séries d’œuvres : d’une part ce que l’artiste appelle des « Peintures d’images » qui sont de grands collages sur toile (formats carrés de 171 cm ou 143 cm) de petites images (5,7 x 5,7 cm) et d’autre part des assemblages de petites figurines en plastiques peintes à la main avant d’être assemblées sur un fil vertical. Ces petits personnages, à l’échelle 1/87e, sont destinés usuellement à donner l’échelle des maquettes d’architecte ou à agrémenter des environnements paysagés pour les modèles réduits (trains électriques, scènes militaires, etc.). La multiplicité et la très grande variété de ces figurines ont poussé Guy Limone à se les approprier et les détourner de leurs destinations initiales pour les mettre au service d’un propos artistique.

Ces personnages miniatures sont initialement destinés à rendre crédibles les reproductions de mondes en réduction, les maquettes, dans lesquels on les dispose. Les représentations, ludiques ou fonctionnelles, se veulent réalistes sans être artistiques. Pourtant le terme maquette est un emprunt au domaine des beaux-arts ; il est dérivé de l’italien macchietta, une petite tache, diminutif de l’italien macchia, tache, issu du latin macula. La maquette donne à voir en réduction un décor de théâtre, un bâtiment, l’étendue d’un paysage, quelque chose qui constitue une totalité mais dans un petit espace. Il s’agit là aussi d’une des fonctions des arts figuratifs, de la peinture, en particulier du Moyen-âge au XX siècle. Les artistes ont souvent satisfait leurs commanditaires ou leurs amateurs en représentant une large portion de mondes réels ou imaginaires dans un petit espace. Guy Limone ne déroge pas à la tradition, il la décale : à partir de ses assemblages de petites figurines il nous donne à voir, et à comprendre, le monde dans lequel nous vivons, non à partir de la vision de l’espace mais en s’appuyant sur l’abstraction de chiffres. Sans avoir lu le titre de l’œuvre, on ne saisit pas la raison de ces assemblages de personnages de couleurs différentes sur un fil vertical de plus ou moins trois mètres. Les intitulés sont des extraits de données statistiques concernant la population mondiale, « En 2008 les Blancs représentent 12,8% de la population mondiale », ou des individus d’un pays : « 160 américains sur 1000 possèdent un passeport » ou « 18% des grecs sont obèses ».

Pour cette série de créations réalisées entre 2008 et 2012, le choix, de superposer mille figurines préalablement peintes facilite la transcription visuelle de données mathématiques appliquées à des phénomènes sociaux. Le choix de couleurs est arbitraire mais respecte les proportions : dans la première œuvre citée ci-dessus les figurines correspondant aux 12,8 % de Blancs sont peintes dans différentes nuances de l’orangé tandis que tous les autres personnages sont verts. La très grande diversité des figurines (type, costume, action, instrument tenu, etc.) ainsi que leur positionnement installent des différences dans cette uniformité colorée. Les êtres humains sont là dans toute leur variété : âge, sexe, occupation. Bien sûr on ne peut pas tout examiner, seules les figurines à notre hauteur peuvent être détaillées ; on constate cependant, à partir de cet échantillon, combien les données statistiques uniformisent des individus multiples. Si le titre et ses affirmations statistiques nous introduisent au principe générateur de l’œuvre, l’expérience visuelle réelle de celle-ci nous donne à réfléchir. L’énonciation dénombrante schématise tandis que le visuel valorise les différences et les dissemblances. Il donne une présence concrète à l’abstraction des chiffres. C’est encore le cas de cette œuvre de 2010 où 2027 figurines en plastique ont été peintes en rouge avant d’être réparties sur trois fils obliques : « 2027 c’est le nombre de victimes que fait la violence armée chaque jour dans le monde, soit plus de 740 000 morts par an liées à des conflits armés et à la petite ou grande criminalité » En la donnant à voir sans ostentation, la concrétisation plastique renforce l’horreur contenue dans l’énonciation. La plasticité se fait politique, elle matérialise un au-delà des mots.

La présentation de la deuxième série d’œuvres, déjà évoquée plus haut, s’inscrit dans le modèle du tableau dit de chevalet que l’on accroche sur un mur. Guy Limone se déclare d’ailleurs peintre. Pourtant cette fois il n’utilise aucune matière picturale pour ce qu’il nomme des « peintures d’images ». Qu’est-ce à dire ? Sur des toiles carrées de 171 ou 143 cm de côté ont été collées un grand nombre (900 ou 625) de fragments d’images également carrés (5,7cm). L’origine de ces petites images est multiple ; elles peuvent avoir été découpées dans des magazines, des documents pour la publicité (prospectus, affichettes, catalogues, etc.) ; il peut aussi s’agir de reproductions de photographies personnelles de l’artiste. Guy Limone voyage beaucoup et il observe avec un œil de plasticien tout ce qui l’environne. Pendant de longues années il a porté une attention particulière aux différents jaunes rencontrés (personne n’échappe à son nom !). Pour les créations récentes (toutes de 2012) le choix de l’emplacement des carrés découpés est fait à partir des couleurs et des valeurs (les équivalents en gris) de ceux-ci. Les titres des œuvres explicitent les choix de teintes et de dispositions, un exemple : Peinture d’images (marron-bleu foncé, blanc au bord-noir au centre), 171 X 171 cm, 2012.

Découvrir et apprécier chaque Peinture d’images nécessite plusieurs regards successifs. Le premier regard est celui porté sur la toile considérée dans sa totalité. Deux caractéristiques alors dominent : d’une part le choix des dominantes colorées et leur distribution (centre clair-bords sombres ou l’inverse) et d’autre part l’effet quadrillage dû aux juxtapositions d’images de même taille. Le choix attentif des couleurs qui se répètent localement et la taille identique des vignettes donne l’impression d’un tissage. Si ce n’est pas la vérité, cette association avec le travail d’un artisan est cependant tout à fait signifiante. Sur une toile, elle même tissée, l’artiste installe trame et chaine de couleur afin de faire émerger un motif par lui antérieurement choisi. Comme pour les Ikats de Sumba (Indonésie) l’apparition de la figure centrée n’est pas nette, pour notre plus grand plaisir les glissements d’une teinte à une autre sont progressifs. Les battages installent de la souplesse dans la facture.

Le passage au second regard demande au spectateur de s’approcher de chacune des toiles afin de détailler le contenu de quelques vignettes découpées. Si par zones les couleurs restent proches, les sujets choisis, les formes contenues, les orientations des images varient au maximum. Tous sont des fragments mais certains facilitent plus que d’autres les identifications : soit que le détail vaille comme tout (une tête, une architecture contemporaine, une ampoule électrique, etc.), soit que même le carré découpé renvoie à la totalité de l’image connue (une partie du tableau Jeune fille à la perle de Vermeer). Les images semblent toutes figuratives, il arrive pourtant quelquefois qu’aucune reconnaissance ne soit possible. L’œil explorateur est en quête de quelque chose ; il cherche un fragment d’image susceptible de figurer quelque chose pour lui, quelque chose qu’il a déjà vu et qu’il garde en mémoire. Reconnaître une petite image le rassure sur sa participation à ce monde fragmentaire multiple. Identifier le tout à partir du détail (effet synecdoque) satisfait le désir du regardeur d’y être aussi. Dans les Peinture d’images de Guy Limone, les fragments de corps ou de visages humains dominent. Les yeux sont très présents. Dans les figures abstraites et parmi les formes issues des images d’objets, les cercles inscrits dans le carré dominent : métaphore de l’ensemble du tableau sans doute. Le spectateur comprend alors pourquoi il s’est senti regardé par l’œil unique, clair ou sombre selon le cas, de chaque œuvre durant son parcours.

Le troisième temps du regard du spectateur n’est plus actif mais réflexif. Il résulte de la prise de conscience de l’impossibilité de tout voir, l’impossibilité de percevoir toutes ces images. Le parcours du regard dans l’œuvre ne trouve pas son achèvement, le suspens reste et donne à penser. Le regardeur doit accepter le double postulat d’indiscernabilité mis en place par l’artiste. Non seulement il échoue à tout voir en raison du nombre de petites vignettes (625 ou 900), de leur fragmentation mais aussi du fait de leur orientation dans les quatre directions. Dans une série antérieure, en 2008, de Guy Limone, les images étaient collées sur des tondi ; on pouvait les faire tourner lentement pour mieux examiner les vignettes renversées ou vite jusqu’à aboutir à un mélange absolu des sujets et des couleurs. Toujours une ambivalence des propositions, il s’agit d’attirer l’attention sur des détails sélectionnés et dire l’impossibilité saisir une large majorité d ‘entre eux. Dans ces Peintures d’images un défi à la perception conquérante reste, sans aller comme dans les tondi jusqu’à la perte momentanée de la possibilité de discernement.

En changeant de support, du magazine vers la toile, les images ont changé de statut ; elles rentrent dans un dispositif de vision qui égalise leurs différences : images d’art, de publicité ou images sociales, elles se retrouvent toutes équivalentes. Bien que l’iconicité soit partiellement maintenue, la perte des connexions de narrativité et de sens favorise le passage vers cette présence picturale revendiquée dans les titres. Découpée, collée, montée, vernie l’image, choisie pour ses coloris, se résout à devenir une touche readymade.

Bien que critiques et susceptibles de donner à penser, les propositions de Guy Limone n’en sont pas moins esthétiques et ludiques. Ces collages-montages proposent une utopie radieuse où cohabitent des fragments inattendus d’images à haute valeur artistique parfois ou renvoyant à de sérieuses données scientifiques, d’autres fois avec de racoleuses représentations publicitaires ou érotiques. Par ses agencements de multiples détails, Guy Limone organise un dérèglement de la fable iconique. Il réinvente une unité toute personnelle après avoir produit le morcellement. L’artiste s’appuie alors sur les ressources de la multiplication et sa parfaite maitrise de l’orchestration colorée des images d’images pour faire vaciller la conscience du regardeur. Le spectateur est en quelque sorte pris au piège de son propre désir de divertissement et de consommation. Les promenades dans le tableau s’apparentent à des rêves diurnes. Le visible et le dicible laisse place à une poétique de l’inattention. Le plaisir esthétique, libéré de la technicité et des identifications réalistes s’épanouit dans les combinatoires d’éléments épars, dans des jeux de glissement progressifs, dans une picturalité sans matière mais gardant la dimension affective de la couleur.

La liaison entre les deux séries d’œuvres de Guy Limone se trouverait dans la réunion chaque fois d’un nombre important de petits éléments individuels. Ils ont été choisis et placés en raison de leurs caractéristiques propres pour mieux les perdre en participant à une œuvre qui toujours donne à voir une somme, pourcentage d’individus ou quantité de couleurs. Guy Limone appartient au cercle restreint des artistes qui comptent.